textes de spectacle

Les spectacles que j’ai réalisés avec la compagnie Les ateliers du spectacle ont fait l’objet de collaborations avec des auteurs (Manuela Morgaine, Nathalie Quintane, Léo Larroche, Frédéric Révérend) ou bien se sont appuyés sur des textes existants (Robert Pinget, Oscar Panizza, Paul Valéry…).
Certains de ces textes  travaillaient  en sous œuvre  les spectacles, on ne les entendait pas ou très peu.

Les voici :

le Rébus malheureux  n’avait conservé d’un texte commandé à Jean Paul Goux que quelques lignes qu’il tirait de la Lettre à un jeune poète de R.M Rilke

une phrase de Gaston Bachelard à la fin du Système du monde

dans Achille immobile à grand pas s’écrivaient quelques vers du Cimetière marin de Paul Valéry

pour Journal de bois,  Manuela Morgaine  composa un livret dont furent tirés quelques fragments audibles ou visibles (tout la matière de ce livret servit par ailleurs à l’écriture scénique du spectacle

les dialogues d’En équilibre indifférent on été écrits par Nathalie Quintane

des extraits du journal de Paul Valéry étaient assemblés pour la dernière pièce d’À distances

le rat et le serpent était une adaptation de plusieurs textes de Jean Pierre Brisset

les texte de Prolixe ont été écrits pour la plupart par Léo Larroche

dans Kilo on n’entendait que les mots d’un court texte de Carlo Michelstaedter

Promenade de tête perdue, écrit par Léo Larroche, a d’abord été joué dans sa version portugaise

Bafouilles s’est appuyé sur des texte de Mahu ou le matériau de Robert Pinget

Frédéric Révérend a composé un livret pour l’opéra de Michel Musseau d’après le Concile d’amour d’Oscar Panizza

Léo Larroche a écrit toutes les histoires de La chambre de Melle L

Frédéric Révérend a rassemblé les mot de Tête de mort

les textes de J’oublie tout écrits par Léo Larroche

Marc Decimo a écrit le texte de la conférence spectaculaire Croatioupipiscuisi

de tous les textes produits par Léo Larroche pour Tremblez, machines ! on n’en entend plus qu’un seul dans le spectacle

 

Le rébus malheureux

Nous n’avons rien à redouter
Nous n’avons aucune raison de nous méfier du monde car il ne nous est pas contraire.
S’il est des frayeurs, ce sont les nôtres.
Tous les dragons de notre vie sont peut-être des princesses qui attendent de nous voir beaux et courageux.
Toutes les choses terrifiantes ne sont peut-être que des choses sans secours, qui attendent que nous les secourions.
Au fond, le seul courage qui nous est demandé est de faire face à l’étrange, à l’inexplicable que nous rencontrons.

R. M Rilke dans Lettre à un jeune poète
traduction/adaptation Jean Paul Goux

Le système du monde

Le regard est un principe cosmique. Copernic appelait souvent le soleil Prunelle du Monde…Le regard est un soleil, et le soleil regarde…On n’a jamais bien vu le monde si on n’a pas rêvé ce que l’on voyait. Les mots du rêveur deviennent les noms du monde.

Alors le monde est grand et l’homme qui le rêve est une grandeur
Gaston Bachelard

Achille immobile à grand pas

Zénon ! Cruel Zénon ! Zénon d’Êlée !
M’as-tu percé de cette flèche ailée
Qui vibre, vole, et qui ne vole pas !
Le son m’enfante et la flèche me tue !
Ah ! le soleil… Quelle ombre de tortue
Pour l’âme, Achille immobile à grands pas !

extrait du Cimetière marin de Paul Valéry

Journal de bois

un livret

Manuela Morgaine

” Pommiers en pleurs
filet de saule
fumier en fleurs.”

Marcel Duchamp

ce livret est dédié à Pedro Bacan qu’un arbre a tué.

Un livret:

Je n’écris pas vraiment un texte pour le théâtre ni vraiment un texte à porter à la scène. Ce sont plutôt des paroles d’accompagnement, un herbier, une panoplie, un classeur d’échantillons, un livret au sens propre du mot: petit livre, catalogue, petit registre sur lequel est écrit la musique d’une oeuvre.
C’est un registre que tiennent en main Jean-Pierre Larroche et Pascale Hanrot, écrit pour leur fabrique et ses dispositifs, soumis volontairement à ses lois. Des morceaux à casser ou à faire fondre comme du sucre, à assembler, du petit bois pour faire le feu, des cailloux à ricocher, des miettes à semer, des étiquettes à coller, une trame autour de la forêt. Un chemin symbolique et rythmique, un moyen de s’y retrouver.

Journal de bois est composé de onze cahiers vert-forêt , vierges et trouvés dans la rue. Ils portent les titres suivants:

Journal 1.
Journal 2.
Journal 3.
Journal 4.
Légendes.
Peuples des bois.
Dérivés.
Mode d’emploi.
Glossaire.
Mots gravés.
Feuilles volantes

Un érable plane tient son journal de sa 39 ème à sa 261 ème année. Arbre à sirop, il s’épanche. Entre-temps la forêt est profuse. Un bûcheron-déchiffreur du Journal y construit sa maison et ses éléments. Les cerfs sèment leur histoire à travers leurs bois. L’égaré s’y perd et s’y retrouve, et s’y perd encore. L’ogre dévore. Entre-temps la forêt est diffuse. A la racine des arbres, toutes racines confondues, une langue, un glossaire décline ses généalogies, creuse ses étymologies, étiquette ses noms propres . Le mot est un humus. Entre-temps la forêt est muse. Sur ses troncs les amours s’inscrivent. On y grave aussi des chants, des proverbes et les feuilles volantes d’automne détachent leurs poèmes.
Au poème l’arbre s’entête à ressembler.

En exergue:

L’écorce des ans. Une fois l’an. Une fois l’an une fois le même jour de chaque an – différent pour chacun – une fois l’an les hommes dépouillent les vieux arbres de leurs années, ouvrant, creusant les écorces jusqu’à retrouver leur âge d’homme. L’âge d’homme dans l’âge de l’arbre.
JOURNAL 1.

la trente-neuvième année.

7 mars
Au matin, encore un peu de givre. Rosée. Croisée. Orée. Chemins de givre fondent dès midi. Trente neuf ans. A même terre, au bord de mes racines. Quelques épines formées. Là se blessent les insectes. Saignent. Petit bâton de bois. Petit mât de bateau qui tangue au vent. D’ici les cochenilles sont géantes. Attaquent le hêtre, le broie. Et d’ici, joie, insousciance, à l’ombre du grand chêne. Ces formes blanches, formes à chapeaux, une faune agglutinée à mes racines.

21 mars
Des fleurs à cinq sépales et pétales. Des étamines, disques, fruits jumeaux, en grappe, samares ou têtes d’anges, volent en l’air: deux ailes enjouées. Je largue mes samares. Mon goût sucre et acre à la fois. Sève, sirop, larmes qui s’écoulent des veines de mon bois.

4 avril
Une pousse de lierre s’entortille à mes racines. En pics ses feuilles m’écorchent sous leurs torsades.
Pousse passagère?

12 au 28 avril
Enroulé dans sa coquille et amarré à mes racines. L’escargot des jours de pluie. Domicile de la limace à maison, mes racines brillent sous son lent passage.

30 avril
Secouant la terre, un cerf galope . Sur ses bois inscrit le mot:VELOURS.

1er mai
Jusqu’où je vais? Une à une mes racines dénombrées. Dix-huit? Fils à retordre mon origine. Où vont-elles? Elles seules, en boucles, prononcent mon secret.

5 mai
Deux tiges dures s’arriment à mon tronc. Jambes de bois. Grimpent,
s’aggrippent toutes menues entre mes écorces. Deux lignes droites reliées entre elles. Sont-elles le prolongement de mes racines? De la terre au ciel j’étire mon énigme.

7 mai – 7 heures- soleil levant- 28 juin- minuit- nuit noire
L’égaré passe. Repasse. Sème des cailloux. Du pain. Des bouts. Grave des signes sur nos écorces. Fait des signes lumineux. Passe. Repasse. Sème des cailloux. Du pain. Des bouts. Grave des signes sur nos écorces. Fait des signes lumineux. Passe. Repasse. Sème des cailloux. Du pain. Des bouts. Grave des signes sur nos écorces. Fait des signes lumineux. Pas. A Pas. Sème. Cailloux. Pain. Bouts. Signes. Lumineux. Pas. Grave. S’égare. Tourne son visage en tous sens. Girouette. Gire. Droite. Gauche. Recule. Avance encore. Passe. Pas à pas. Compte ses pas. S’égare. L’égaré sème son écho: -Hé Oh!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!Oh eh!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!Hé Oh!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!Oh Eh!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!L’égaré semé sème ses cris aux feuillages.

4 juin
Le cerf esseulé frotte sa tête à mon tronc et laisse chuter à mes racines une peau en lambeau. Sous la peau morte, gravé le mot:CHUTE.

3 juillet
Me dévore une douce chenille. Me dévore et me creuse en galeries, étire des couloirs dans mon tronc. Lambeaux d’écorce: Cassus Cassus c’est la chenille gâte-bois. Me suis laissé dévorer. Mes branches, sèches. Mes fruits dérobés. Un grand froid. La blessure profonde. Ma première blessure.

4 juillet
L’araignée bave son fil , arpente en filaments. Crochète de ses noires pattes rectilignes, un de ses labyrinthes transparents.

8 juillet au 15 août
Enroulé dans sa coquille et amarré à mes racines. L’escargot des jours de pluie. Domicile de la limace à maison, mes racines brillent sous son lent passage. S’étire, allonge le pas et la queue à la traîne poursuit le pied de table.

17 août
Un rêve: cheveux arrachés par poignées à la racine. Décollés aux racines par une main à rameaux; ou rateau gigantesque, trident des forêts. Cheveux gisants en touffes mortes, mottes d’herbes fossiles ou brindilles d’une tête dépouillée de ses fibres. La cime échouée autour de ses racines. Au réveil arbre gisant déraciné.

18 août
Le bûcheron à deux mains cogne. Cogne. Cogne. Cogne. C’est là que tombent à mes racines une deux trois quatre branches. Demain grumes.

20 août- 7 heures- soleil levant- 31 août- minuit- nuit noire
L’égaré sème son écho: EH!!!!!!!OH!!!!!!!OH!!!!EH!!!!!!!!!!!!!!!!!!!et toujours revient sur ses pas. Grimpe contre mon tronc aux deux tiges de bois. Pointe son chemin qui le sème.

1er septembre
Le bûcheron revenu avec un pot de goudron. Ma blessure profonde. Il sait. Coupe les branches blessées. Recouvre de goudron végétal. Au pinceau . Panse ma blessure d’un noir goudron de Norvège. Une chaleur diffuse, propage, irradie, chasse le chanvre. La sève circule. Un long poil de pinceau resté témoin de sa caresse.

3 septembre
Le hêtre rougit. Nous parlons pour la première fois. Nos paroles se sont gravés en moi. Une mémoire grave et maintient tout dans le joint de ses écorces:
Le hêtre:
Mon hêtre se cartillage en hiver, se fantome en automne, fleurit au printemps et se gonfle en été. Mon hêtre se déploie à toutes les saisons. Son bois jaune se rougeâtre. Mon hêtre dur et lourd se cylindre et s’allonge tout droit. Mon hêtre s’écorce gris argenté. Mon hêtre se lisse et se mince. Mes vaisseaux ne sont pas visibles à l’oeil nu. Les vaisseaux de mon hêtre s’invisiblent à l’oeil nu. Mon hêtre sert aux chaises et aux tables, aux placages, aux ustensiles de cuisine, aux jouets, aux escaliers. Mon hêtre brule. Mon hêtre connaît le temps qu’il fera en hiver. Mon hêtre s’entaille. Si la plaie reste sèche, on peut s’attendre à un hiver rigoureux. Mon hêtre n’est jamais frappé par la foudre. Mon hêtre en devenir est bourgeon. Mon hêtre est fragile. Humidités, brouillards et zones d’ombres dont je raffole, je vis à l’ombre des grand chênes.

L’érable:
J’appartiens à la famille des Acéracées. 200 espèces me constituent. 16 à 20 mètres de haut. Je vis entre 200 et 300 ans. Je fleuris à 15 ans.Mes feuilles sont caduques et cordiformes, forment des coeurs.Elles tombent toutes à la première gelée. Je pousse vite. Ma cime est ovale. Je préserve de la foudre. Mes racines s’étirent en ramifications. Mon fruit est bossu et appelé samare ou tête d’ange. Les enfants s’en font des pince-nez ou les font voler en hélicoptères. Mes ennemis sont les caries, les larves d’insectes phytophages, le papillon de nuit Bombyx, la chenille gâte-bois Cassus-Cassus et les pucerons. On fait de moi des feuilles pour envelopper le fromage de chèvre, des clotures, le cheval de Troie, des violons et des meubles et des planchers. Mon écorce est grise marquée de longues bandes verticales souvent écailleuses. Ma feuille représente le drapeau du Canada. En temps voulu je donne du sucre. C’est au sirop qu’on se rappelle l’érable.

7 septembre
Aujourd’hui l’ogre est venu. A dénombré les parts de son butin: 14 champignons, 1 mulot, 2 nids d’oiseaux, une branche de bois mort et seize pommes de pin. S’est mis à table. A tout englouti. La forêt frémit à chaque claquement de ses mâchoires. Par chance aujourd’hui j’échappe à sa morsure. Sa soif a l’habitude de fendre mes écorces avec ses dents. Aspire mon sirop jusqu’à la dernière goutte. La pluie depuis trois jours vient à mon secours étancher la soif de l’ogre.

10 septembre
Cassus Cassus me creuse encore. Malgré le goudron de Norvège. La plaie est souterraine. L’écorce se soulève. La chenille arpente ses galeries grignotées en serpentin. Son chemin de gomme efface mes jours.

12 septembre
(fragment de journal dévoré par Cassus Cassus)
N’ai là où avant sous les étoiles.
La nuit. , non. Plu. Ce n’est pas. veille. son chemin

14 septembre 24 octobre
Enroulé dans sa coquille et amarré à mes racines. L’escargot des jours de pluie. Domicile de la limace à maison, mes racines brillent sous son lent passage. S’étire, allonge le pas et la queue à la traîne poursuit le pied de table. Oscille un instant sur l’angle du plateau.

25 octobre
La scie va et vient aux alentours. Menace.

26 octobre
C’est l’au ne. La pluie averse onde rongé. de p t s Cassus Cassus chenille fileuse dévore mon acte de mémoire attend

ces formes blanches à chapeaux.

29 octobre
Les cerfs en mouvement de fuite. A toute vitesse, sur leurs bois, encore je déchiffre les mots: BÄTONS COMBAT COURONNES DAGUETS FOURRURE.

30 octobre
Les deux tiges de bois étirées contre mon tronc, l’oiseau de paradis monté sur pattes me dit son nom: ECHELLE.
L’érable:
Trois nids dans cette branche-là.
L’échelle:
Et tous ces signes gravés sur toi?
L’érable:
C’est l’égaré traceur de ses repères
L’échelle:
Et là? Et là? Tous ces coeurs?
L’érable:
Trois amoureux graveurs de leurs prénoms traversés par le coeur.
L’échelle:
Et dans ce nid combien vivent-ils?
L’érable:
Tu confonds nid et boule de gui. Ici. Rien que fientes d’oiseaux roulés en boule par leurs soins. Forment sphères entre mes branches.

L’échelle:
Et ce grand trou qui te traverse?
L’érable:
Mon unique blessure. Le passage de Cassus-Cassus, la chenille torpille. Creuse des trous de mémoires. Y perds les repères de mes jours…
L’échelle:
…sont inscrits sur mes bois qui les retiennent. Un à un tes jours perdus dans le creux de tes veines. Un à un tes jours se redessinent dans les miennes. Les retiennent. L’échelle retient en marches les lignes de l’érable.

1er novembre- 7 heures- soleil levant- 28 novembre- minuit- nuit noire
L’égaré revient à moi. Grimpe à l’échelle qui s’épelle. Appelle les cerfs qui le guide. Dénombre les chemins qui se suivent. Repart. Passe. Repasse. Sème des cailloux. Du pain. Des bouts. Grave des signes sur nos écorces. Fait des signes lumineux. Passe. Repasse. Sème des cailloux. Du pain. Des bouts. Tourne son visage en tous sens. Appelle. Epelle. Mesure. Dénombre. Avance. Recule. Tourne. Retourne en ritournelle sa langue égarée dans ses signes.

1er décembre
Le bûcheron est revenu. Ramasse son bois de cheminée. Voit ma plaie béante. Là me soigne au pinceau. Le goudron de Norvège s’écoule et me rassemble.

5 décembre
Le mot ASSERVI traverse silencieux la forêt avec qui il confond ses bois.

18 décembre
Pas une goutte de sirop. La compression du goudron dans mon fût. Respiration faible. Plus une feuille à mes branches. Suis sec. Presque gelé.

20 décembre
L’égaré à l’échelle grimpe à mon érable.
L’égaré:
Par ici par là soleil de midi par ici par là une deux trois souches là-bas à droite nord-ouest là devant plus loin gauche sentier allée chemin…
L’échelle:
Suis ton repère. Suis tes cailloux. Suis tes genoux. Suis les hiboux.
L’érable:
Mes racines me condamnent immobile. Ainsi les arbres ne peuvent te servir de guides.
L’égaré:
Sème. Cours. Droite. Gauche. Sème. Tourne. Retourne. Va. Vient. Je reviens au même. Immobile à grands pas. J’avance. J’avance pas.
L’érable:
Le temps imprime tes pas à tes passages.
L’égaré:
Pas ici pas là un pas à droite dix pas à gauche avance avance pas.
L’échelle:
L’allée aux champignons. Puis compte trois pins. Puis sentier nord. Compte 7 bouleaux. Deux fossés. Traverse la rivière. Compte 5 hêtres morts. Au sud. Troisième buisson. Et la route.

27 décembre
Ce qui me tient: une tête échevelée plantée à l’envers de terre. Mes racines en cheveux. Jusqu’où vont-elles? Je commence.A partir d’où?

JOURNAL 2.

La maturité: 40 à 80 ans.

14 juillet (40)
Tous les quatre du mois ils viennent graver un coeur sur mon front et une flèche qui le traverse de part et d’autre des initiales. Des initiales: B. E. N. K L. V. A. Y. Suis couvert d’initiales depuis le printemps.

15 juillet 21 août (40)
Enroulé dans sa coquille et amarré à mes racines. L’escargot des jours de pluie. Domicile de la limace à maison, mes racines brillent sous son lent passage. S’étire, allonge le pas et la queue à la traîne poursuit le pied de table. Oscille un instant sur l’angle du plateau. Et rampe en majesté sur les rails de la planche rabotée.

22 Août (40)
Pluie battante. Encore. La soif qu’on étanche. Pour la mousse à mes pieds et les plaies de mon tronc. Tant d’orages. Seul abri contre la foudre. Mal dormi. Un rêve de hache. Le même toujours. Coup sec. Ouvre en deux mes entailles. Les veines tranchées. Hâche-mâchoire. Hâche-moi! Lâche-moi! Lâche-moi! Lame emporte-voix. Vertige de haut en bas. Je ploie. Ma gorge se serre, je ploie, je grince non non non lâche-moi! je rêve…

21 Août (40)
Trois rouges-gorges à heures fixes viennent siffler dans mes bras.

2 octobre (40)
Le bûcheron. La hache au poing devant la plus grosse de mes branches.
25 décembre (40)
Pleuré la résine. Soufflé. Encore le vent pliée l’écorce. La cime qui tourne. Trop mangé de marrons du voisin, comme chaque année, incorrigible, à la Noël. Diète en regardant là-haut, le ciel azur pour une fois de cet hiver.

28 décembre (40)
Dormi content du givre qui craque et fond. Et tout ce blanc neige à mes racines.

31 décembre (40)
Les hommes mangent des bûches et nous calomnient. Mélancolique. Une nuit plus longue que les autres nuits. Une nuit longue d’un an.

1er mars (42)
A terre, déposés, deux bois de cerfs gravés des mots: FINIR. AUGUSTE.

2 juin (42)
Le lierre grimpe de ses feuilles cannibales. A hauteur de mon front il enserre ses lianes. Parfois mon souffle s’entrecoupe sous l’étreinte.

1er juillet (42)
Un bruit sec et répété. Depuis ce matin des coups de hache me mutilent. Le bûcheron venu pour la troisième fois. Trois fois venu me prendre le bois à fabriquer le manche de ses outils.

4 juillet (42)
Et de l’intérieur là où

démesurément senti
à fleur s’en le lierre à mes racines.

19 Août (42)
Feuilles découpées ou trouées. Petites perforations. Feuilles criblées. Les attaques. Cassus Cassus la chenille, épitaphe.

1er septembre- ( 42) 7 heures- soleil levant- 4 février (43) minuit- nuit noire
L’égaré passe. Repasse. Sème des cailoux. Du pain. Des bouts. Grave des signes sur nos écorces. Fait des signes lumineux. Passe. Repasse. Sème des cailloux. Du pain. Des bouts. Grave des signes sur nos écorces. Fait des signes lumineux. Pas. A Pas. Sème. Cailloux. Pain. Bouts. Signes. Lumineux. Grave. S’égare. Tourne son visage en tous sens. Girouette. Gire. Droite. Gauche. Recule. Avance encore. Passe. Pas à pas. Compte ses pas qui l’égarent.

28 février (43)
Le sol trempé. Mes racines s’engorgées. Je vois le hêtre se noyer. Il ploie sous ses branches amollies, comme d’osier. Panier renversé. Tout près de moi. A mes racines. Je murmure:
-Ton bois est encore blanc et si vivant. Les vaisseaux si petits qu’ils soient cheminent en zigzag et t’irriguent.

Le hêtre:
Ton amitié est aveugle. Regarde: rouge de toutes ces morsures ennemies m’ont dévorées. Rouge des dents acérées de l’ogre. Croqué mes écorces. Ne me restent plus que trois branches. Le bûcheron pour sa maison a hâché les plus vigoureuses. Avec elles se fait des cuillères en bois, des pinces à linge, des brosses, couteaux, un porte-manteau, un instrument de musique.

2 mars (43)
Un torrent de boue nous recouvre. La forêt murée. En larmes.

15 mars (43)
Pas un bourgeon sur les dernières branches ployées du hêtre.

18 mars (43)
L’échelle inquiète de l’égaré hagard demande l’appui de mes paroles.
L’érable:
Passé par là. Par là trois fois.
L’échelle:
7 heures. A l’est. Allée des champignons. Tout droit. Il prend tout droit.
L’érable:
J’entends résonner son pas aux frissons de mes racines.
L’échelle:
3OOmètres. A l’est. Devant la souche du grand chêne. Se repose. Revient sur ses pas. Allée des champignons. 9 nuits tourne en rond. Tend des fils. Un labyrinthe. Prisonnier de ses faux-chemins.
L’érable:
A gravé tant d’arbres sur son passage: le chêne, le pin, dix sept bambous, des allées de sapins. Toujours le même signe. Et tous les arbres se confondent.

21 mars (43)
Premier jour du printemps, un à un mes pétales. Plus rien à voir. Les houppiers couverts de fleurs ferment le paysage. Nuée. Chevelure de parfums. L’odeur de mon sirop attire l’ogre. Boit à mon tronc. N’en laisse pas une goutte.

7 avril (43)
Les branches du hêtre forment un tas de bois mort. Trois mois durant un deuil qui me prive de mon sirop. Avec elles le bûcheron fait sa table.

2 septembre (44)
L’ogre affamé. A grands pas ébranle la terre. A table, assis en enfant résigné, domestique à mâchoires sous les ordres du Tyran-Table.

17 octobre (44)
FAUVES. TRAQUES. PROIE. ATTRAIT.TRAITS. Les mots galopent en couronnes.

20 juin (44)
Un peu de sirop – à peine- dans lequel s’englue l’araignée. Ses petites pattes fines se sont acidulées. Araignée du matin chagrin. Le chagrin de l’araignée: elle croit se nourrir de la sève d’un arbre. Se fait dévorer par l’ogre.

24 juillet (44)- 30 août (49)
Enroulé dans sa coquille et amarré à mes racines. L’escargot des jours de pluie. Domicile de la limace à maison, mes racines brillent sous son lent passage. S’étire, allonge le pas et la queue à la traîne poursuit le pied de table. Oscille un instant sur l’angle du plateau. Et rampe en majesté sur les rails de la planche rabotée. En ligne fait l’aller, simple, à cheval sur la rainure.

4 septembre (49)
Le bûcheron s’empare mes branches. A la hache. Cogne. Le bûcheron à sa tâche attache mes branches.

5 septembre (49)
La scie entaille ma branche maîtresse.

La scie:
Ci joint çi gît s’y coupe me voici!
L’érable:
Te voici lame acérée me réduit en sciure.
La scie:
Qui s’y frotte s’y coupe!

L’érable:
Non!
La scie:
Si!
L’érable:
Non!
La scie:
Si! Sinon je te fais souche!
L’érable:
Ah!
La scie:
S’y frotte ma lame à ton érable!
L’érable:
Ci git ma joie quand te voilà. S’y brisent mes veines quand tu me touches.
La scie:
Ci joint çi gît s’y coupe me voici!
L’érable:
Non!
La scie:
Si! Me voici de haut en bas j’entaille ton arbre.
E. De haut en bas tombe le E.
L’rable:
Rabote mon E.
La scie:
R. De haut en bas tombe le R.
L’able:
Amorce le A.
La scie:
A. De haut en bas tombe le A.
L’ble:
Brise le B.

La scie:
B. De haut en bas tombe le B.
L’le:
Lamine le L.
La scie:
L. De haut en bas tombe le L.
L’e:
Elimine le E.

La scie:
E. De haut en bas tombe le E.
L’:
Larmes: apostrophes de mon érable privé d’une branche de sa famille.

10 septembre (49)
Trois branches coupées servent au bûcheron pour se construire une chaise à quatre pieds.

1er janvier (50)
Nuit blanche. Toute la nuit, trop irrigué de mon sirop. Me suis engorgé. Mon tapage nocturne a effrayé les sangliers et les cerfs. De mémoire de graveur je rapporte mon chant ensuqué.

Le chant de l’érable ensuqué:
en vie en vie envie de veau! peu le savent mais nous autres plantes carnivores le cannibale affleure ma peau.
En vie en vie envie de veau! Du vent! Du veau! Jeudi le jour du Seigneur arboricole, on suce des os de grands-pères bûcherons pour s’en souvenir en la mémoire de feu les copeaux nos ancêtres des bois. Le saule reste au coin, le seul pleureur du peuple des fôrets d’où les eaux et forêts. Il pleure il dépeuple il pleure il dépeuple. Dépeuplement des forêts, dévastation unanime crient les verts! Les greenpisses, les hommes de chair et d’os s’en prennent aux écorces comme alibi aliment politique et avec les écorces ils fabriquent du papier des tracts! Assassins! Du veau! Moi je raprésente le parti des Arbres Pensants! Qui m’aime me suive! Moi érable cannibale, una especia en voie d’apparition pour lutter contre les jérémiades du seul saule pleurant matin midi et soir. Végétarien mastiqueur de végétaux qui ne veut jamais caniboulé ni canibalé entre mâles lui estant depuis Buffalo bulle et David la Croquette le végétal végétarien par excellence. Le saule picore du pistil il crève de faim il grignote pollen et étamine, pomme de pin et ancolie. Inculte en viande! Tu ne sais pas le goût du veau! La hâche soit sur lui et sur ses bas reliefs! Du veau! Envie de veau!

2 janvier (56)
Le lierre profus s’engendre et s’enroule en collier étrangleur. Retient mon sirop à ses feuilles vampires.

4 février (56)
Un grand cerf abattu au pied du grand chêne. Le mot F U S I L S se dessine sous le sang de ses bois.

17 février (56) 7 heures- soleil levant- 2 juillet (73) minuit nuit noire
L’égaré à tâtons semé d’embûches la gorge serrée sème cailloux hiboux genoux choux à bout des bouts de chemins sans issue.

21 juillet (73)
Le collier du lierre ronge mes écorces et m’étrangle. Colimaçon en boucle d’épines faisant de moi sa prison martyre.

11 septembre (74) 5 septembre (80)
Enroulé dans sa coquille et arrimé à mes racines.L’escargot des jours de pluie. Domicile de la limace à maison, mes racines brillent sous son lent passage. S’étire. allonge le pas et la queue à la traîne poursuit le pied de table. Oscille un instant sur l’angle du plateau. Et rampe en majesté sur les rails de la planche rabotée. Escargot de son lent passage bave sa phrase inondée de pluie: O S T E N S I B L E M E N T.

7 septembre (80)
A peine. Un mot. Ma phrase. Écourte. Sous l’emprise. Du lierre. Enroulé. Le lierre. En bras. Entoure. Tronc. Étouffé. Sous la sangle. Garot. Sous couronne. Gorge. Engorgé. Sève. Veines. Inarticulent.

11 septembre (80)
Encore. Plus haut. En cime. Mes branches. Confus. Ligoté. Les liens. De la racine. A la cime. Me tiennent. Captif.

4 octobre (80)
Les cerfs en bande brament. Est-ce les mots ELLE. MUSE. FEMELLE. Est-ce ces mots inscrits sur leurs bois qu’ils poussent en cris de brume?

29 octobre (80)
Les formes blanches à chapeaux. CHAMPIGNONS: dans la bouche de l’égaré qui s’y repère.

1er décembre (80)
Glacées mes veines. D’où viennent mes racines? Engoufrées têtes-bêches en stalactiques dans la terre enneigée. Jusqu’où vont-elles?
JOURNAL 3.

Les cent ans.

L’anniversaire de l’arbre centennaire est un évènement pour la forêt. Autour de lui règne un grand silence. Le jour même il a pour coutume de faire le récit de son point de vue, là où il en est. La nuit, plus longue que de coutume, lui arrivent 100 rêves.

Le récit:
100 ans. Soulevé, presque, de terre. Mes branches à la cime. Tout s’éclaire. Horizon droit devant et la forêt enfin entière. Là, le grand chêne déploie ses branches maîtresses. Ici, le hêtre mort taillé en morceaux, domestiqué meuble. Là, le repère de l’ogre à sa table. Ici et là l’égaré interrompt sa course, allée aux champignons, semé d’embûches. Ici, le bois mort déterre une ses os de langue morte. Là, chiens et chasseurs silencieux braquent dents et fusils, à pas de velours, guettent la venue des cerfs. D’ici là la forêt immobile m’ouvre ses secrets. 100 ans. Et à la cime, la forêt se révèle. De là, au sommet, mes branches étendues et voir. Plus loin. Tout s’éclaire. Presque toucher le ciel. Là-bas, à perte de vue, la route qui nous sépare, arbres et hommes. Ici, plus près, la cabane achevée du bûcheron. Je renoue avec mes branches: celle-là aura construit les parois, celle-çi le plancher, celle-là la chaise, celle-çi encore, débitée en petit bois, aura brûlé en feu de cheminée. Tout s’éclaire. De haut en bas. Enfin j’épie la course de Cassus-Cassus, la chenille gâte-bois. Roulée en anneaux déroule sa gomme à effacer le temps. Là voilà, l’entorse. Là voilà ennemie minuscule: creuse, en douce, des galeries dans les veines de mon bois. Dévore peu à peu, en boucle, ma mémoire. Gomme, à chacun de ses passages, les passages de mes jours gravés à mon écorce. Tout s’éclaire. De bas en haut. Les cerfs apparaissent tous. Assemblés ensemble les cerfs alignent leurs bois, côte à côte, mot à mot, assemblent leur histoire. Les bois mis bout à bout écrivent en mots liés leur aventure. Comme la forêt déchiffrée dans l’intégralité de ses signes. Ainsi parvenu à 100 ans je perçe ses énigmes. La forêt visible diffuse enfin ses maux.

Les 100 rêves:

1- Passe, en rêve. Une biche sur le travers de la route. Suis un arbre qui borde la route. L’homme dans son automobile a trop bu. Roule trop vite. Heurte la biche de plein fouet. Un grand bruit. Choc. Plus rien. Silence autour de la bête immobile. La biche a l’oeil ouvert. Un peu de sang au coin de la gueule. La nuit noire. Plus rien. Que les larmes infinies de l’homme qui se vide du sang de la bête. Là. Tout contre moi il s’épanche.

2- Passe, en rêve. Au dessus de moi les cerfs brâment. Le ciel est solide, en terre. Moi enterré. Tout me surplombe. Les animaux. Tous marchent par dessus mon feuillage recouvert. C’est là que je m’enfonce.

3- Passe, en rêve. Une main d’homme frottant sa scie de long en large. Un tas de sciure. Et la scie qui crie: – Je suis Sissi l’impératrice!

4- Passe, en rêve. Un feu incendiaire dévaste la forêt. Les pins en flammes gémissent. La terre est noire des débris orangés de braise.

5- Passe, en rêve. Les champignons. Mille grands chapeaux blancs volent au vent en ombrelles. Les lamelles éclatent. Reste le pied sans sa tête.

6- Passe, en rêve. L’échelle accrochée à moi en amante greffée. Ses pieds s’enfoncent sous la terre qui m’enracine. Nous voici mêlés, indistincts aux origines.

7- Passe, en rêve.Une pluie battante pleut trente mille escargots. L’ogre, à quatre pattes bascule la tête et reçoit en gouttes les coquilles du ciel en bouche.

8- Passe, en rêve. Le chêne aux mille racines, déraciné, sa chute, libre, assassine d’un coup la forêt.

9- Passe, en rêve.
Le bûcheron dévoré par sa boîte à outils crie famine à l’ogre qui pendant ce temps le dévore.

10- Passe, en rêve. L’égaré passe d’une traite traverse la forêt d’un trait trace son tracé en ligne droite, vers l’issue.

11- Passe, en rêve. L’escargot asséché en gisant de figue.

12- Passe, en rêve.
Un chasseur au visage de cerf se tue.

13- Passe, en rêve. Quatre oiseaux saccagent un nid dans lequel hibernait une couleuvre. Quatre becs persistent à perçer de trous ce nuage d’où ils proviennent.

14- Passe, en rêve. Une maison séparée de sa cheminée comme un homme sans sa tête.

15- Passe, en rêve. Des racines se prolongent infinies plus bas que terre. Vers là. Précisemment ou le rat prend la terre pour cime.

16- Passe, en rêve. Un cerisier en travers de la gorge de l’ogre.

17- Passe, en rêve. La chaise en voltige danse et plane.

18- Passe, en rêve. Des chenilles qui articulent: “Nous sommes” et qui sommeillent.

19- Passe, en rêve. Les seins inarticulés de la forêt féconde.

20- Passe, en rêve. Les yeux d’une chouette aveugle tombée du hibou.

21- Passe, en rêve. Trois rouges-gorges en sang éclatent dans l’air à contre-coup du fusil.

22- Passe, en rêve. Un cerf à deux têtes ayant emportée celle de son adversaire dans le combat de leurs bois.

23- Passe, en rêve. Des lettres en fourmis ou pattes de mouches aux racines du hêtre, à profusion, dessinent une ligne qui rejoint la route.

24- Passe, en rêve. Une horde de chasseurs sous la forme d’armes blanches tranchent la forêt en grumes fines.

25- Passe, en rêve. Un lierre géant s’aggrippe à tout vivant et l’étouffe.

26- Passe, en rêve. Le cri persistant d’une feuille caduque.

27- Passe, en rêve. La fumée du goudron étalée au pinceau dans la plaie d’un arbre souffrant.

28- Passe, en rêve. Une araignée à visage d’homme crochète les aiguilles du temps Et je dors longtemps, plus longtemps dans un labyrinthe de signes. L’araignée dans mon sommeil de longtemps perd le fil et tout le Temps crocheté se défait en pelote.

29- Passe, en rêve. Un nid si petit qu’un microcosme. L’ogre le dévore comme une mouche.

30- Passe, en rêve. Mes racines en queues de rats détalent et défont ma verticale en lianes. Je me défais, me déroule, veines après veines et gît en boule.

31- Passe, en rêve. Un orage qui coupe le ciel, définitivement, en trois morceaux épars. Noir. Bleu. Gris.

32- Passe, en rêve.En dents de scie la forêt démembrée de haut en bas.

33- Passe, en rêve. Des insectes sans nom les yeux exorbités filent et passent le mur du son.

35- Passe, en rêve. Déraciné je m’enfuis à la hâte ayant volés les pieds de l’égaré.

36- Passe, en rêve. La coquille séparée de son escargot dérapeur. L’escargot esseulé sur sa feuille cherche à rejoindre sa maison spirale.

37- Passe, en rêve. Mon tas de branches coupées servi en pâture à l’ogre phytophage.

38- Passe, en rêve. Une troupe de truies sauvages grognent furieuses au visage du bûcheron qui tout charmé des peaux roses rougit.

39- Passe, en rêve. Un ciel vert de ses feuilles substituées aux nuages.

40- Passe, en rêve. Un étang qui me reflète sous l’écorce de mes quarante ans.

41- Passe, en rêve. Un jardinnier fou et son arrosoir plein de terre qu’il déverse en vain sur des fleurs pas encore plantées.

42- Passe, en rêve. La clôture d’un champ dépliée en une seule ligne s’étire à perte de vue comme un mètre.

43- Passe, en rêve. Les mauvaises herbes parlant une langue inconnue du gazon.

44- Passe, en rêve. Un veau en gelée. Sous moins 15°.

45- Passe, en rêve. Des vapeurs de chlorophylle dessinent le mot HOLLYWOOD.

46- Passe, en rêve. Une table Reine en deuil de son Roi fait table rase.

47- Passe, en rêve. Menuisé en tous endroits j’endure une forme qui me dénature. De pieds de chaise en bûches je me disloque en objets de dérive.

48- Passe, en rêve. C’est par où?

49- Passe, en rêve. Une touffe de cheveux attaque le mélèze en perruque.

50- Passe, en rêve. Je suis devenu ce calice géant dans lequel habite un papillon venu protéger ses couleurs.

51- Passe, en rêve. Coupé je suis à hauteur de souche. Toupie de bois amputée immobile.

52- Passe, en rêve. En ce temps-là la sueur et la rosée sont indissociables. Je me vois trempé de sueur après l’effort de me relever de terre.

53- Passe, en rêve. Un démon faune vient m’éventrer et me boire. Ayant bu à mon sirop il colle à terre et s’écorce.

54- Passe, en rêve. La scie tranche la tête du bûcheron qui rit de toutes ses dents que la scie tranche.

55- Passe, en rêve. Deux hirondelles têtes-bêches à queues de cheval greffées en une nuit par un chasseur trop aviné.

56- Passe, en rêve. C’est le soir. Il fait jour. Démesurément jour. Ce soir ne tombe plus sur la forêt qui s’évanouit sous les effets de sa chlorophylle.

57- Passe, en rêve. Visage au grand rire macabre. Visage qui bourgeonne et l’arbre qui se fend de rire.

58- Passe, en rêve. Les oiseaux inquiets tournent en rond et redessinent le ciel en mouvement.

59- Passe, en rêve. J’étais quelquechose. Mélancolie s’accolait aux veines saillantes. J’étais quelquechose qui ne demandait qu’à sortir. A grands cris à grand peine je m’extraie alors de mon élément bois. Devenu journal je suis autre chose.

60- Passe, en rêve. Des géants piétinnent les champignons et les tortues. Ne reste plus qu’une chenille pour témoin du massacre.

61- Passe, en rêve. Des chasseurs poursuivis par des sangliers, des cerfs, des lièvres et une corne de brume supplie: “DE GRACE!”. Alors les animaux hilares vengent leurs années d’abattus en faisant manger aux chasseurs des orties.

62- Passe, en rêve. Une, deux, trois quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze, treize, un égaré qui compte ses pas d’avant en arrière et qui finit enfoncé jusqu’à la taille dans l’épaisseur de ses traces.

63- Passe, en rêve. Des mains coupées.

64- Passe, en rêve. Les baobabs en exil.

65- Passe, en rêve. Les stalactiques en fondant s’échappent vipères.

66- Passe, en rêve. Les feuilles de chêne grignotées de maladie formant un lit de feuilles.

67- Passe, en rêve. La pluie en douche de cheveux.

68- Passe, en rêve. Un nuage vautour emporte la cime de tous les arbres et les dépèce trois ans durant. Reste, de la forêt, un tas.

69- Passe, en rêve. Le noyau de cerise resté en travers de la gorge de l’égaré le fait courir, enfin, au droit chemin.

70- Passe, en rêve. Des dortoirs d’hiboux noctambules réveillent le bûcheron qui s’enrage.

71- Passe, en rêve. Par la cheminée de la maison s’échappent en mots la fumée du petit bois qui brûle.

72- Passe, en rêve. Deux peupliers en fugue.

73- Passe, en rêve. Une fleur se dépouille d’un pétale puis d’un autre pétale qui laisse voir un autre pétale, encore un pétale, et encore un pétale, un pétale toujours un autre encore et son disque rayé en corolle d’étamines.

74- Passe, en rêve. Les outils du bûcheron – instruments du Calvaire – flottent au dessus de moi en menaces.

75- Passe, en rêve. Une grande table est mise. La table si petite pour l’ogre est devenue table de cent convives. A cent couteaux tirés. Un cerf gît roti au centre fumant devant personne. Cent personnes.

76- Passe, en rêve. Le tas de planches parti en tapis volant emportant tout le butin de la forêt précieuse: volailles, perdrix, sirop, girolles, truffes, amandes, mûres, framboises, basilic, belladone, feuilles d’or.

77- Passe, en rêve. Une main d’amoureux grave un coeur de toutes ses forces sur mon écorce. Son coeur est trop gros et déborde dans le vide tout autour de mon tronc.

78- Passe, en rêve. Des patates aux branches et des pommes en rangées dans la terre.

79- Passe, en rêve. Procuste mesurant des rameaux de fougère.

80- Passe, en rêve. Un roseau ployé de rire.

81- Passe, en rêve. Les feuilles non plus caduques aggripées à mes branches, inconstantes, virent constamment leurs couleurs.

82- Passe, en rêve. Une cabane de bambou, isolée, réfugie nos secrets.

83- Passe, en rêve. Odorifère.Une poussée de printemps axphyxie minéraux et végétaux.

84- Passe, en rêve. Le bourgeon, ce rudiment de feuille, absorbé dans son effort de pousse, éclate au jour sous la forme élémentaire d’une feuille. Ce jour-là, le jour des bourgeons, les hommes sont hors d’eux. La folie s’empare des arbres et des hommes. Cette nuit-là ensemence le printemps.

85- Passe, en rêve. Une corolle d’aucune espèce trop élastique est projetée sur l’asterelle.

86- Passe, en rêve. La pomme tombée de l’arbre assomme le bûcheron. Titubant il regagne sa cabane et tombe. Le bûcheron dans les pommes.

87- Passe en rêve. Les cerfs affolés par la meute grimpent aux arbres et finissent accrochés aux branches par leurs bois.

88- Passe, en rêve. Une quarantaine d’égarés courrent avec dans leurs mains des échelles.

89- Passe, en rêve. Le manche de la cognée, vermoulu, s’effrite en miettes aux yeux du bûcheron désarmé.

90- Passe, en rêve.
Un siècle.

91- Passe, en rêve. La colère du roseau éclate à la figure du chêne.

92- Passe, en rêve. Le lierre endiablé pousse en une nuit. Long d’un hectare il ligote la forêt prisonnière.

93- Passe, en rêve. Cassus-Cassus prise au jeu de sa gomme s’efface en retournant en arrière.

94- Passe, en rêve. La toile d’araignée pose son filet protecteur sur le hêtre promis à son devenir meuble. Le bûcheron raboteur s’englue alors dans les fils qui le colle. Collé contre l’arbre le bûcheron se caramélise. L’ogre ravi fait fondre dans sa bouche ce grand bonbon.

95- Passe, en rêve. Des larves d’insectes phytophages. Des pucerons. Grimpent à mon tronc en processions. Ils sont tous en habits. Arrivés au houppier se jettent en bas en commando-suicide.

96- Passe, en rêve. Des greffes folles: chèvre-feuilles . Trèfle-feuille. Feuille-choux. Choux-fleur. Chène-lévrier. Tilleul-menthe. Bouleau-Boulette. Poireaux-vinaigrette. Aigrette-Perdrix. Riz de veau-sauge. Noyer-Eau de vie. Poirises-Fenouil. Chaise-chair. Toutes espèces confondues.

97- Passe, en rêve. Un grand H.

98- Passe, en rêve. Les racines emmêlées parlent plusieurs langues: Mandragoras phitophagos ich liebe das cartoflas are you tree mio albero.

99- Passe, en rêve. Le tiroir de table avale la jambe creuse du chêne.

100- Passe en rêve. La main de l’homme fatiguée d’abattre s’étend à terre et se change en rameau.

JOURNAL 4.

Le bâton de vieillesse: de 100 à 261 ans.

Une ligne par jour, comme un bâton de vieillesse, vient soutenir l’arbre centenaire. Il est presque sourd et distingue à peine les formes. Il n’a plus trop conscience du temps, c’est pourquoi il ne date plus son journal. Notes, bribes de vieux sage.

De moi-même emporté à travers ciel par le vent d’une moitié de ciel.

Avec bruit vient ce qui l’habite.

Très également moi de la chouette ai peur, chaque fois.

Cassus Cassus ne se lasse pas, même du vieux bois d’érable, il plane.

Les nuages changent au rythme qui m’échappe.

La toile d’araignée et moi ne sommes qu’un seuil.

Courbe, suis un bâton retourné sur sa peau.

Les amoureux, quand ils s’appuient sur moi, dos à dos.

Trois rouge-gorges, depuis toujours, dorment là.

Une carie, un troue béant, je me creuse.

Le cerf à fourrure, l’oeil ouvert.

Le vent de mes feuilles tourne au gris écorce.

Mes papiers d’automne étonnent les feux de mai.

Sucre roux, mon érable à mesure de sirop jamais n’abolira le pignon.

Je marche dans le ciel. J’accompagne un oiseau.

Cassus Cassus gomme le lent passage de l’escargot: O S T E N S I B L E M E N T.

Épuisé l’égaré s’égare semé par le chemin, hagard.

D’une forêt les arbres touffus ployés par les charrières.

Parle fantôme le bois mort.

D’une forêt les arbres touffus, finit. En clairière.

L’homme: sa hache m’entame.

Le bûcheron épuisé tout couvert de sirop.

Entamées une à une mes branches se brisent les bois à terre.

Feuilles volantes disséminées chutent.

Au centre de mon tronc, arrachée d’un trait, la branche à fabriquer la chaise.

Lisse, sous l’écorce rèche.

Plie. Grince. M’abat. Abattu de main d’homme mon arbre s’allonge à terre.

CAHIER DES LÉGENDES.
des légendes recueillies, recopiées.

un bûcheron, au moment d’abattre son arbre
un homme entre dans la forêt
le conte hassidique
le bois du val
l’esprit des forêts
dans certaines tribus nomades iraniennes
le chêne et le roseau
le hêtre pourpre
apollon et daphné
le hêtre au crucifix
l’érable mythologique
l’arbre cosmique
le bois dressé de chine
le dattier
le mûrier: pyrame et thisbé
napoléon et la forêt de russie
le roi des aulnes

un bûcheron au moment d’abattre son arbre
Un bûcheron au moment d’abattre son arbre entend le chant d’un oiseau. Il suspend son bras, écoute l’oiseau puis reprend sa tâche: le manche de la hâche est vermoulu, l’arbre est trois fois plus gros: cent ans ont passé aussi sur son visage.

Un homme entre dans la forêt
Un homme entre dans la forêt, croit y passer une heure et ressort un siècle plus tard.

le conte hassidique
Il y avait un rabbin qui connaissait un lieu dans la forêt, savait une manière d’allumer le feu et pouvait réciter certaines paroles; ainsi il pouvait entrer en contact avec Dieu. Dix ans après, un de ses disciples retrouva le lieu dans la forêt et sut allumer le feu, mais il avait oublié les paroles, cependant il put parler à Dieu. Trente ans après, un disciple du disciple sut se reconnaître dans la forêt mais ne put ni allumer le feu ni dire les paroles justes. Pourtant là encore la communication se réalisa. Très longtemps après un disciple du disciple du disciple qui ne connaissait ni le lieu dans la forêt ni la manière d’allumer le feu, ni les paroles sacrées put s’approcher de Dieu car il connaissait cette histoire et cette mémoire était suffisante.

le bois du val
On dit que dans le bois du Val les arbres n’ont jamais repoussé à l’endroit où Gargantua les arracha pour se frayer un chemin.

l’esprit des forêts
Des esprits des forêts viennent au secours des personnes affligées, leur font présent de charbons ou de divers objets qui se changent en or.

dans certaines tribus nomades iraniennes
Dans certaines tribus nomades iraniennes, les jeunes femmes s’ornent le corps d’un arbre tatoué dont les racines partent du sexe et les frondaisons s’épanouissent sur les seins.

le chêne et le roseau
La fable de La Fontaine dit: le roseau ploie, cependant, il est plus fort que le chêne qui se déracine.

le hêtre pourpre
En le village de Buch vivaient cinq frères qui s’entre-tuèrent les uns les autres, et leur sang vint à éclabousser des hêtres alentour. Dieu voulut que les descendants des arbres qui naîtraient en ce lieu conservent en souvenir de l’affreux drame, des reflets pourpres sur leurs feuilles.

Apollon et Daphné
Apollon se moque des flèches amoureuses du petit Cupidon. Cupidon blessé envoit à Apollon une flèche d’amour contraire. Apollon ressent alors un violent amour pour Daphné, nymphe des bois. Elle le fuit, victime des pouvoirs de la flèche. Daphné court pour échapper à l’étreinte d’Apollon et se transforme en laurier. Depuis Apollon rend visite au laurier et se ceint le front d’une couronne de ses feuilles.

le hêtre au crucifix
Un hêtre porte au houppier une croix en or. Contre lui les hâches des bûcherons se brisent, les dents des scies se tordent. On le laisse alors et on le dit Arbre du Miracle.

l’érable mythologique
La couleur rouge sang des feuilles de l’érable, à l’automne, fait de lui le symbole de la robe de mort dans les batailles.

l’arbre cosmique
Les dieux d’Egypte se nourrissent du bois du sycomore et le bois du sycomore est la dernière demeure des égyptiens momifiés.

le bois dressé de Chine
Pour les Chinois le centre de l’univers est marqué par Kien-Mou, le Bois dressé. Le bois est considéré comme le cinquième élément, au même titre que l’air, la terre, l’eau et le feu. Kien-Mou est Arbre du Renouveau. Ses fruits promettent l’immortalité.

le dattier
Les dattes sont comme les doigts de la main. Le dattier est phoenix: modèle de fécondité, il renaît de lui-même. Ses rejets le multiplie.

Pyrame et Thisbé
Pyrame et Thisbé sont deux jeunes Babyloniens. Ils vivent de part et d’autre d’un mur épais. Ils se donnent rendez-vous un soir sous un mûrier chargé de fruits blancs comme neige. Thisbé, arrivée la première, fuit une lionne. Elle laisse tomber son voile. La lionne, la gueule encore ensanglantée de sa dernière proie, prend le voile de Thisbé entre ses crocs et le couvre de sang. Pyrame arrive, voit le voile ensanglanté, se transperce le coeur d’un coup de poignard sous le mûrier dont les fruits se teintent de pourpre. Thisbé revient, trouve Pyrame mort et se tue à son tour sous le mûrier dont les fruits deviennent noirs.

Napoléon et la forêt de Russie
Napoléon, trois fois de suite dirrigea son armée sur le Monastère de la Sainte Trinité. Tout à coup une forêt touffue se dressa devant lui. Une panique s’empara des troupes qui deux fois reculèrent vers Moscou. La troisième fois il se fraya un chemin dans la forêt, s’égara, erra trois jours entiers.

le roi des aulnes
Le poème de Goethe raconte: un jeune enfant gît mort sur le cheval conduit par son père. C’est le Roi des Aulnes qui l’a forcé, l’a pris, juste avant la mort.

PEUPLES DES BOIS

les cerfs
le bûcheron
l’égaré
l’ogre

Les cerfs:
Les cerfs portent un langage dans leurs bois. Chaque bois dit un mot. Les cerfs réunis écrivent dans l’espace leur histoire, leurs bois mis bouts à bouts. Le jour de ses cent ans, l’érable, entre autres énigmes, perce celle du langage des cerfs. Auparavant, il note dans son journal les mots qu’il voit passer, sans en connaître l’origine.

Le bûcheron:
Il est, par son nom même -bûcheron- l’homme qui de l’arbre fait la bûche. Il est le seul à qui la forêt parle: le déchiffreur. Lui seul connaît la langue de bois. Dans les veines de l’érable qu’il a choisi pour se constuire sa cabane il remonte à l’enfance de l’arbre.

L’ogre:
Grand affamé de la forêt, l’homme de voracité ne parle pas. Il a toujours la bouche pleine. Son langage est un gromelo entrecoupé d’un bruit incessant de mastication, de déglutition. Il a quatre bras et des mains qui ne cessent d’attraper, de pétrir, de mettre en bouche, en miettes, en charpies. Il est très agile à la cueillette des mûres et des framboises qui le rendent littéralement fou.

L’égaré:
L’égaré s’égare hagard, revient sur ses pas, toujours, perd ses repères.
Passe à heures fixes. Se nourrit exclusivement de champignons. Grave des signes sur les arbres, sème des cailloux, du pain. Grimpe à l’échelle comme sur un poste d’observation privilégié qui lui permettrait de retrouver enfin l’issue à la forêt. Mais la forêt est labyrinthe. Lui tend des pièges. Il lance des appels et parle une langue qui elle aussi revient sur ses pas.

LES CERFS (muets)
récit écrit mot à mot sur leurs bois

Nous autres animaux des bois faons puis daguets puis cerfs puis cerfs puis cerfs encore puis cerfs à dix cors puis grands cerfs pour finir grands vieux cerfs à têtes perdues une fois faon deux fois daguet trois fois la première tête cerf quatre fois et cinq fois cerf six fois sept fois cerf à dix cors huit fois grand cerf neuf fois grand vieux cerf toutes fois têtes perdues nous autres cerfs animaux de bois en lambeaux de velours la chute de nos bois à l’été frottant nos têtes en peaux mortes aux arbres rèches nous frottons nos bâtons de combat.
Ils tombent. Têtes perdues en 120 à 140 jours nos ramures repoussent en couronnes royales.
Nous autres faons puis daguets puis cerfs puis cerfs encore puis cerfs à dix cors puis grands cerfs et pour finir grands vieux cerfs subissons les meutes des chiens chasseurs fuyons nous camoufler entre les branches.
Un arbre mort vivant sous sa fourrure le cerf a destin de forêt trop vivante.
Le cerf asservi en lambeaux perdant une tête après l’autre est décoiffé devant les fusils qui le figent.
Nous autres faons puis daguets puis cerfs puis cerfs encore puis cerfs à dix cors puis grands cerfs et pour finir grands vieux cerfs pris d’un rut Auguste jusqu’en novembre nous nous couvrons de boue et nous battons avec l’identique adversaire de bois pour gagner la puissance du brâme.
Elle vient celle qui reconnait le brame comme une corne de brume elle vient la Muse femelle et époque des odeurs. Les raines, nos cris, les larmiers, nos larmes. Nous autres sommes fauves et traqués dans le même instant. Proie et Attrait 25 ans de vie animale sous les traits d’une forêt qui galope.
LE BÛCHERON
récit

Il était un bûcheron dans la forêt. Avant d’entrer il fait un voeu. Que la forêt lui parle une langue familière. Que dans cette langue de bois il se repère et qu’aux arbres il sache lire. Il fait le voeu d’être le déchiffreur de la forêt qu’il traverse. Il entre. Déjà entouré d’arbres il est chez lui. Explore. passe les chemins. Débroussaille. Le bûcheron cherche le lieu où construire sa cabane. Explore. Passe les chemins. Débroussaille. Choisit la clairière. A quelques pas d’un érable et d’une allée de hêtres, à l’ombre du grand chêne, le bûcheron imagine sa cabane. Pendant des jours et des jours tourne en rond, touche les arbres qui l’entourent. Et puis l’érable, il commence à le déchiffrer. Sur les veines de l’érable qui s’épanche lui sont révélées les énigmes de la forêt.
L’érable profus est préféré entre tous pour faire la cabane.
Des branches d’érable sont coupées par la scie. La hache l’entaille. L’érable subit les mains du bûcheron qui l’entame. Mais seul, cet homme comprend la langue de cet arbre. Ainsi l’arbre accepte blessures et amputations des mains de celui qui le comprend. Et le bûcheron voit son voeu réalisé dans les veines de l’érable: il déchiffre cette langue de bois encore inconnue des hommes. Il remonte à l’enfance de l’arbre et avec lui se construit un refuge. De ce bois qui parle, le bûcheron fait des murs, un plancher, une échelle, le manche de sa cognée, une chaise. La boîte ouvre ses outils, scie, hache, rabote, assemble, polit.
La cabane est un arbre reformulé par l’homme.

L’OGRE

liste des aliments ingurgités:

champignons
écorces d’érable
branches de hêtre
mulots
une botte de ronces
écureuils
perdrix
du pissenlit
des perce-neiges
mètres de fils barbelés
un chasseur
trois fusils
des bois de cerfs
nids d’oiseaux
tortues
650 escargots
des touffes d’herbe
une cabane
filets de chasse à courre
sangliers
tourterelle
enfants
une table à pique-nique
hectares de blé
milliard 800 000 pignons
un framboisier
huit mûriers
litres de sirop d’érable
cageots de pommes de pin
fagots de bois mort
une branche de chêne
cèpes

pylones électriques
une tonne de terre
trente bouses de vache
pièges à rats
un fourré d’horties
un tas de feuilles de houx
kilos de marrons
chataîgnes
souches de pin
kilomètres de chenilles
une vipère
un étang
mètres de crapauds
lièvres
un sentier battu
trois hâches
deux amoureux
cinq abricotiers
nuages
un kilomètre de racines
deux clairières
épouvantails à moineaux
une quarantaine d’égarés
deux hectares de mousse
trois cent choses sans nom
millier 20 mégots de cigarettes
bouteilles vides
poubelles
barrières
clôtures
tracteur
chevaux
une biche
mille milliers de boutures
pétales de coquelicots
pistils
une livre d’étamines

une dizaine de loups
taupes
un tas de cailloux
deux pieds de chaise
nids
un faon
taillis
arbrisseaux
mandragores
un hêtre
trois vapeurs de chlorophylle
un trèfle
chiens
des encombres
kilos de pommes
trois pêchers…

Gromelo de l’ogre:

Gros gras grog grignote son gras de gros grumeaux grogne grime gribouille grimace sa gorge ogre gros gras grog grignote son gras de gros grumeaux en grogne grassement rogne ses rognons rugit renfrogne en gros ivrogne d’ogre en rogne de ses charognes osso buco bouche d’ombre d’ogre glougloute osso buco couteau porto gâteau marteau asticot arrosto bocaux fécaux ombilicaux côtes de Jéricho Tabasco abricot chicot coquelicot dindonneau escargot mégots à tire-larigot pinceaux et pourceaux oh dans mes naseaux d’ogre gros qui grignote son gras de veau grogne grime grimace sa masse grignote ses limaces gribouille sa bouille grumeotte sa bouillie de pissenlits grimouille sa tambouille grassement grasse grosse en kilogrammes Am Am Am Am Am Miam Miam Miam Miam mon mou de veau mmmmmmm mmmmmmmm Miam Miam Miam Miam Miam amalgame de polypes polygames brame et centigrammes de kilogrammes

et miligrammes de Ham Am Miam Miam Ammmmm Entame un hippopotame un croque-madame un cake Savane Miam Miam Miam Miam Miam J’aime aime j’aime aime j’aime chrysanthèmes hélianthèmes et les gemmes j’aime les crêmes creuser croquer les crottes de terre cramer les pommes de terre croquer les creux creuver carapaces et coquilles écrabouiller les bouilles et la bouillasse dans mes crocs de gros d’ogre gros gras qui grignote son gras de veau son mou de veau grogne grime grimace gribouille sa tambouille d’ogre gromelant son gros jargon en grumeaux d’ocre au giron de sa gorge.
(gromelo à dire en boucle la bouche pleine de ses mots)

Partition pour pets et rôts de l’ogre:

Pets:
Prout prout prout prout prout dégoûte ragoûte soute caoutchouc shoot envoûte prout prout prout prout prout joute filoute glougloute raout banqueroute déroute route Beyrouth prout prout prout prout prout choucroute croûte encroûte broute froufroute mamouth vermouth knouth prout cailloute prout prout pppprrrrrr prout prout pt pt pschtichttttt prout prout prout…………………..

Rôts:
Coraux oraux floraux immoraux généraux gutturaux minéraux humoraux oraux pectoraux soupiraux sidéraux visceraux pectoraux spiraux ruraux rôts ventraux trop sepulcraux etcoetero………………………………………………..

L’ÉGARÉ 1.

Par ici par là ici là Mais où est donc Or ni car?
21 septembre?
Trois heures trois quart.
Par ici par là Droite A droite gauche
soleil levant 2 août un quart Mlle armoire fait chaud 27 janvier plein sud coeur d’été les artichauts ça tourne pas rond feuilles de chêne en salade faim soif un oasis! midi trois quart c’est nuit noire air de cafard un champignon j’ai 39 ans en mai 40 signe du taureau latitude longitude exactitude solitude jours de pluie aujourd’hui me tapie. Bernard? Comment je m’appelle? A B C D E F G dans quel sens les voyelles? Mes voyelles!
19 août La souche Celle Là Non Celle celle celle-çi droite gauche points cardinaux alto stratus vent frais vent du matin vent qui souffle au sommet des grands pins joie du vent
Là-bas. Ici. Deci. Delà. A droite. L’allée. Là . L’allée.
Chaud. Très chaud ce 1er janvier mes vingt ans Tu brûles. Non. A droite.
Est. Ouest.
Direction Nord-Sud.
Ici. Là. Là. Là. Par ici. Tout tout tout droit .
Toujours tout droit. Fond de couloir gauche. Un fossé. Compter. un pin. Quatre haies d’horties. Pas un chien. Pas un chat. Pas un pas. Cailloux. Hiboux. Genoux. Mais où est donc Or ni car? Or Ni Car!
A droite gauche points cardinaux alto stratus vent frais vent du matin vent qui souffle au sommet des grands pins joie du vent
Là bas Ici Deçi A droite L’allée là l’allée chaud très chaud Cumulus orage droite gauche vous prenez la première à droite au bout 3OO mètres vous verrez Alto stratus 8000 mètres d’altitude Danger Passage de cerfs Chute de pierres Comment je m’appelle Pierre? Un kilomètre à pieds ça use ça use un kilomètre à pieds ça use lundi matin d’où je viens Là où je reviens je viens Biquette! Biquette! Et le pauvre monsieur Seguin cherche sa chêvre égarée Biquette! Biquette! Non là à droite à gauche par ici à droite Pierre sur la montagne par là à droite la souche ça use les souliers.
J’arrive J’avance Je recule Un pied devant l’autre Allez une deux une deux Le marécage au sud le marécage est profond je tombe oh oh un crapaud oh trois nénuphars oh une marmottte oh oh oh je coule par ici remonter oh hisse hue avance par là trempé avance encore là oui presque arrivé Allée aux champignons je sème cailloux et bouts. 39 ans. Mon anniversaire. Lundi matin soleil levant à l’orient sud ouest à babord cinq noeuds six heures du soir nuit noire l’hiver dès six heures attendre demain la veille Par ici les églantines. Derrière le mélèze. Non. Tout droit. Sort de là. Hors d’ici hors de moi grimpe à l’échelle 1 2 3 4 5 6 7 marches plus haut contre l’érable 1 2 3 4 branches entre les branches le chemin à droite allée aux champignons y voir clair j’y vois clair Au bout de l’allée, pas de sangliers, un bois de cerf, traces des meutes en avant encore une deux une deux pas perdre le nord quelle heure? Tous azimuts.
Mais où est donc or ni car? Boussole aiguille rose des vents carte mappemonde compas où aller? Désorienté. L’orient. Là où le soleil se lève. Dormir. Repos. Compter les moutons. Nuit noire. Demain plus tard marcher aux étoiles suivre la lune demain aujourd’hui plus tard mardi dimanche .
Faire le point latitude longitude mettre le cap sur la trajectoire suivre les flèches une deux c’est le matin comment je m’appelle? Suivre les flèches fil d’Ariane A l’Est Levant Orient A l’ouest Occident ponant soleil couchant au nord Arctique Septentrion Au sud Antarctique Austral Au centre Buisson à droite en ligne en retrait limitrophe voilà l’escargot limitrophe je suis la route la ligne droite j’y suis situé j’y suis situé sur le site me voici aux abords aux alentours aux environs à environ d’ici de là quatre pieds cent mètres à côté ailleurs au delà non Derrière droit tout droit droit devant à droite en deça en face de à gauche derrière en contrebas en face par ici par là loin d’où j’y suis situé sur le site tout près là là montre-moi le chemin deux mains deux pieds ça sert à rien.

L’ÉGARÉ 2

Allée des champignons ouest plein ouest là courir là courir tout droit ouest plein ouest passe ton chemin passe les perces neiges pissenlits passe ton chemin les nids d’oiseaux passe ton chemin puis là au carré des trembles tout droit continue tout droit continue tout droit là tout droit tu entends le cor tu entends le cor qui te guide tout droit tout droit tu entends tout droit tout droit traverse les pylones traverse les tout droit tout droit vas-y vas-y trente allez passe trente bouses de vaches allez vas-y vas-y trente allez compte trente bouses de vache 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 un fourré d’horties aïe aïe vas-y continue compte trente bouses de vache 22 23 24 25 26 27 28 29 30 à l’est maintenant à l’est vers l’étang arrive à l’étang l’étang 3OO mètres de crapauds traverse traverse tu y es tu y es traverse tu y es tu y es traverse coa coa coa coa coa traverse coa coa coa coa coa traverse arrive au sentier battu là enfin là au fond trois haches plantées vire nord est vire nord est jusqu’au kilomètres de racines vire voilà passe deux clairières c’est ça c’est là c’est sûr voilà le tracteur souffle monte souffle regarde observe souffle regarde tu vois le tas de cailloux grimpe grimpe c’est çà c’est là pas de doute grimpe encore là-haut tu vois vingt huit taillis dénombre vingt huit sur tes dix doigts dénombre compte compte encore au 28 ème tourne à gauche en épingle à gauche en épingle vire c’est là tu y es la souche du grand chêne la souche passe ton chemin le hêtre passe ton chemin la cabane passe ton chemin le bûcheron passe ton chemin l’érable arrête-toi l’érable encore arrête-toi voilà grimpe à l’échelle souffle grimpe observe souffle grimpe observe tu vois la table tu vois l’ogre tout droit tout droit l’allée aux champignons allez c’est là vas-y vas-y allée des champignons ouest plein ouest reprends reprends encore allée des champignons ouest plein ouest là courir droit passe ton chemin ma main ma main maman ma main droite eh oh eh oh maman eh oh eh oh ma main à demain passe ton chemin écoute le cor là suis les chasseurs suis les vite vite vite cours suis les au son du cor laisse-toi guider tout droit tout droit tout droit galope galope file plus vite: un bûcheron abattu, un ogre attablé, une échelle renversée enchaîne une deux une deux un kilomètre de racines reviens reprends reprends encore allée des champignons ouest plein ouest courir tout droit tout droit tout droit le cor tout droit tout droit non si reprends allée des champignons compte trente bouses de vaches 1 2 3 4 5 non 6 pas 7 pas 8 pas 8 doigts trois fois une main deux mains trois mains un escargot un écart à l’écart gauche suivre en dents de scie le fourré d’horties aïe d’horties d’ordures de torts dus de sorts tus de tords bus mots tordus pots merdus morts tues mots tordus mots perdus un kilomètre de racines de mots sous mes pas le mot rare je marche sur E monte à H l’échelle me parle en escalier guide mon chemin en creux en mains en scie en sang en serrant…en errant de près le trait…de l’ombre…de…de C…de c’est….errant le R…Bègue le G de l’égaré dans les traits…

DÉRIVÉS.

la maison
la table
la chaise
l’échelle
le manche de la cognée
le bois mort
la phrase qui court sur la planche

La table:
la table joue avec l’ogre. Elle est table de la loi. Donneuse d’ordres. Mater familias. Figure totalitaire.

A quatre pieds je suis d’érable, plane
recouverte d’un plateau.
Horizontale plane d’une branche cinquantenaire
coupée, rabotée, réassemblée en planche domestique.
Je m’accomode à tous les mets.
Tous mes usages usent ma planche:
on vient à moi à table
on tient des propos de table
on fait table rase
on met sur table
on sort de table
de rire on roule sous la table
on prépare une table d’hôtes
on médite un plan de table
pour la nuit on use d’une table
pour parler on fait table ronde
pour compter on invente table de multiplication
pour légiférer table de la loi
pour jouer table de jeu et de billard
table des matières et manières de table
me rappelle à l’ogre mon hôte de taille:

La table ordonne à l’ogre:
A table! Ogre! A table!
Tes manières!
Tes matières!
A table!
Tes vers de terre dans l’assiette!
Tes escargots à la fourchette!
Ton sirop d’érable dans ton verre!
Ton couteau dans la main gauche!
Coupe ton chasseur en trois!
Coupe ton chasseur bien droit!
Ta serviette autour du cou!
A table!
Le plan de table te veut en bout de table!
A table!
Gare aux miettes!
Tiens-toi droit!
Ne parle pas la bouche pleine!
Bas les coudes sur la table!
Table des matières page 304 ou de l’usage des bonnes manières!
Ogre grignote sans gromeler sans grogner ni gronder ni te gaver!
Va te laver les mains avant d’ogrer!
Tiens-toi droit!
Bas les coudes!
Ta serviette!
Ta fourchette!
Parle pas la bouche pleine!
Débarrasse la table!
Touche pas à l’érable plane!
Interdiction absolue de dévorer mon arbre!
Tabous les bouts d’érable en bouche!
Tais-toi!
Tes miettes!
A table!
A table!
A table!

Mets la table!
Mets-moi!
Débarrasse-moi!
Époussette-moi!
Brosse-moi!
Cire-moi!
A table!
Mâche bien!
Hâche tes os!
Mâche tes mots!
Mastique tes moustiques!
Mordille tes coquilles!
Bas les pattes!
Parle pas la bouche pleine!
Pas de gingembre!
Ta rage à table elle me suffit!
Mâche tes mots!
Hâche tes os!
Ogre à mes ordres!
Ordonne tes ormes!
Affine tes formes!
Fais la fine mouche!
Effile ta bouche!
Use la louche!
Ferme ta bouche!
Croque tes souches!
A table!
Mets au vide tes ordures!
A table!
Ogre à mes ordres!
En ordre tes ormes et tes morves!
A table!
En rangs tes rots!
En lianes tes organes!

La chaise:
Mes os sont mes clous
mes membres mes quatre pieds
mon dos mon dossier
mes hanches mon carré d’osier
CHAISE: chair de bois pour l’aise des chats
vient d’Asie et grince parfois à son âge.
Je sers ausi à asseoir depuis la nuit des temps.

Ordinairement sans bras je siège à Dossier
je suis de bois de paille ou de rotin
chaise de choeur aujourd’hui stalle
chaise longue sorte de lit pour paresseux
chaise percée pour les besoins du naturel
chaise à porteurs pour deux hommes à pieds
chaise de clocher ou de moulin à vent
chaise marine à sangles pour voiliers
chaise à basculer pour hisser le tricot
chaise vient de chaire mal prononcée
et sert à l’aise de la chair à reposer.

La chaise à assembler-désassembler:

avril (46)
Sous pluie battante ce soir – l’escargot arrimé à mes racines.

Mon pied droit porte cette ligne. fait d’une branche pleine de l’érable, mon pied droit est gravé du 2 avril.
Pied gauche assemblé du 1er janvier: givre, et du 11 juillet: chaleur suffocante.

mai (53)
L’ogre a brisé la chaise en trois morceaux. Sa faim le jette à table sans mesurer son poids. Venu s’abattre, l’ogre en brisant la chaise.

3O janvier (48)
Ecorces dévorées par l’ogre affamé de mon sirop. Suis à vif, les veines saillantes, sous la persistance du givre.

Brise l’ogre affamé du givre sans mesurer les veines saillantes en trois morceaux de faim venu s’abattre à vif dévorées l’ogre brisant la chaise d’écorces.

Suis sensée VERTIcale.
Fuis insensée HORIZONtale.
En L la chaise en L.
Vertige et Horizon
à quatre pieds
chavire la chair
tenue à l’équerre.

L’échelle:

Verticale d’un V renversé
sur ses pattes de derrière
Echasses ou pattes de flamands
L’échelle me rassemble
et me sépare en deux tiges de bois
Grand échalat à rayures
Mes marches sont 18 perchoirs.
oiseau de paradis, l’échelle, en verticale
Lêche-Ciel posé sur ses ailes en béquilles.

Echelle HHHHHHHHHH
A échelle humaine
Achemine
H les traits tirés
en traits d’union
A et sa suite de HAchures.

Le manche de la cognée:
Bois de branche
Manche de hanche
Manche de hâche
H2o
Os de hache
H les os
Le manche à sa tâche
Hâche la branche
et la mâche de coups.
Bûches en rondes billes
en grumes et en fines lamelles laminées par la lame
la forêt en larmes ne tourne plus rond.
Hache au manche de corne
Langue de bois, la hache s’y prend comme un manche
corps menaçant
manche pour branche menacée
corps acéré pour hacher les arbres.
Hache: Ah décapité de ses cheveux en houppier
roule au sol
en bille
cheveux
au chevet
cheveux
de bois
mort.

La scie qui parle:
çi joint çi gît me voici!
SSSSSSSSSSSSSSSS
Coupe-gorges des gueules de bois
je va et viens entre pins et sapins que je sape.

Le tas de bois:
Je suis un tas de bois, de bosses de moi
larguées pêle-mêle sur la jetée.
Si j’imagine que j’ai encore un nom pour m’appeler
ce serait épeler un E ce serait R ce serait A ce serait B ce serait L ce serait E ce serait m’épeler ERABLE. Mais pour recomposer mes morceaux il faudrait me boire et rappeler tout ensemble.

Le bois mort:
Imaginons comment parlerait le bois mort. Une sorte de langue morte, entre latin et grec. Langue imaginaire, tas d’os de bois en brins dits.

le bois mort pleure le nom de ses feuilles mortes:
Sorbus terminalis
sorbus latifolia
quercius pubescens
rhododendron ferrugineum
erica carneas
empetrum nigrum
erica vagans
loiseleuria procumbens
vaccinium salix
retusa fagus
sylvatica hippophae
eleagnus daphne
eucalyptus punica
granatum viscum
pyrus salicifolia
prunus laurocerosus
ligustrum vulgare
olea europea
catalpa ouata
magnolia hypoleuca
arctostaphylos
lonicera caprifolium
lonicera caerulea
hedera helix
eunymus frangula
ainus ulex
europeus berberis
quercus ilex
castanea sativa
tilia platyphyllos
corylus aveliana
corylus colurna
populus nigra
aulnus betula
pendula dryas
octopetaia
ulnus minor
ulnus lacuis
celtis populus
myrica gaie
nothofagus antartica
rhamnus saxatilis
salix cinerea
pyrus communis
arbutus unedo
carpinus betulus
morus alba
rhamus pumilia
viburnum lantana
sorbus mespilus
salix fragilis
acer negundo
cytisus purpureus
aesculus parviflora
liriodendron ribes
uva crispa
crataegus
platanus orientalis.

Le bois mort gisant à terre articule sa tragédie:
Phyllon phyllon ô phyllon phyllon
no moron phylon phylon
ô phyllon phyllon ô phyllon phyllon
no moron phylon phylon
Phyto xylon bucheron phytofagus
ô phyllon phyllon no moron
dossos dossos facebus anthos
kormos morebit chloé caput
ô phyllon phyllon no moron phylon phylon
Andros phytofagum devoris arbor
arboriscellus arbristum andros bucheron androdendron
sciat cortex ptoma kormos acer abulo
orcus devoratos orticas in minus forestis
silva devastaton arbor miserere lamento della lympha
caput chloé
minus minus xylon morébaton
ô phyllon phyllon ô phyllon phyllon
no moron phylon phylon
Birkenau Buchenwal
andros cruelis missa in RE minor la silva devaské.

(traduction faite par le bûcheron):
ô feuille ô feuille ô feuille ô feuille plus jamais de sexe de sexe (bis)
bois à couper le bûcheron phytophage
ô feuille ô feuille
plus jamais la forêt la forêt
ne fera de fleurs
le tronc meurt l’herbe capoute
ô feuille ô feuille plus jamais de sexe de sexe
l’homme phytophage dévore l’arbre
l’arbrisseau l’arbuste l’homme bûcheron l’homodendron
scie la feuille chute le tronc l’écorce l’arbre
l’orme dévore les orties en mineur
il dévaste la forêt miserere lamento de la lymphe
capoute l’herbe
le petit bois est mort
ô feuille ô feuille ô feuille ô feuille
plus jamais de sexe de sexe
le bouleau (Birkenau) la forêt de hêtres (Buchenwal)
l’homme cruel messe en ré mineur la forêt dévastée.

la phrase qui court sur la planche

L’escargot enroulé le long du pied de table la table sans son ogre l’ogre assoiffé au sirop d’érable l’érable amarré à ses racines les racines piétinnées par les cerfs les cerfs poursuivis par les chasseurs les chasseurs devant les bois sonnent les cors.

MODE D’EMPLOI

Le cahier mode d’emploi est un plan de toutes les ramifications du Journal de bois. Une sorte de guide dans le labyrinthe de notre forêt. De carte géographique à usage privé.

GLOSSAIRE.

à la racine, comme un humus
un vocabulaire imaginaire de la forêt
arbres généalogiques
arbres étymologiques
étiquettes
défintitions pêle-mêle
sans queue ni tête un glossaire à décliner.

La forêt:
du latin forum. Le forum est foré. Nom féminin touffu. Fourré.Lieu de rencontre. La forêt appelle le coup fourré, le furet, le fumier et le feu.
Forêt: for intérieur peuplé d’hêtres.
Forêt minerai raie chataîgneraie oseraie palmeraie peupleraie ronceraie roseraie marais vivarais berêt cabaret fleuret furet goret guilleret loiret minaret jarret Tintoret ….

Futaie:
forêt futée de grands arbres.

Faon:
Enfant-cerf. Le faon se fend en deux fuseaux, ses jambes grèles. A faune le faon ne braille ni ne brame. Le faon engendre le thym. C’est enfantin la tisane de thym pour l’enfant aphone. Bambi, le faon, Bambino, l’enfant d’Italie.

Bois:
langue de bois
de quel bois je me chauffe
poupée de bois
jambe de bois
vieux bois
bois mort
petit bois

être aux a bois
bois-moi
un bois de 40 ans: futaie sur taillis
un bois de 40 à 60 ans: demi-futaie
un bois de 60 à 120 ans: jeune haute-futaie
un bois de 120 à 200 ans: haute-futaie
un bois de plus de 200 ans: futaie sur le retour.

Langue de bois.
Jambe de bois.
Vieux bois.
Poupée de bois.
Petit bois.
Ëtre aux a bois.
Hautbois
Sous bois.
Bois-moi.
A boie.

Coeur moelle aubier écorce noeud loupe fil fibre veine boiserie lambris moulures panneau bille billette copeau éclat écharde planche placage souche bûche cotret rondin margotin fagot branche ramée branchage broutilles brin brindilles falourde fascine boisage ligneux dur tendre fibreux veineux noueux vert sec mort vermoulu piqué xylophage bois en grume bois pelard bois merrain bois de chauffage bois d’ébénisterie bois de teinture bois indigène bois exotique acajou bois d’aigle aloés amarante aune aulne bois blanc bois noir bouleau brésil bresillet buis calembour campêche cèdre charme chataîgnier chêne citronnier cormier cornouiller ébène érable bois de fer frêne galac hêtre if merisier noyer orme palissandre peuplier pitch pin poirier bois de rose bois de santal sandal sapan sapin bois de teck thuya tilleul.

Boiser, déboiser, reboiser, planter, déplanter, replanter, transplanter.
Boisement.
Bosquet.
Boqueteau: bosquet vu de haut.

Taillis:
petits arbres taillés en douce. Taille-toi. Taille-moi. Taille-crayon. Pierre de taille. Taillo taillo crient les treillis. Aiiiiiiiii! les taillis sont menus de taille!

Arbrisseau:
du latin arbrissum, nom masculin tout menu père des arbustes et des ruisseaux, l’arbrisseau se conjugue à tous les temps sauf au futur où il devient Arbre.

Arbre:
Bras rare.
Art.
Artichaut.. Artiste tartare.
Art rare.
Abracadabra Arbre à quatre bras A bras gras
Abas gras
Art abattu par son bras.

Bois, cerne, coeur, duramen, racine, sève, tronc, branche, branchage, embranchement, fourche, rameau, ramille, ramure, cime, faîte, houppe, houppier, sommet, feuillage, aiguille, chevelure, couronne, couvert, épines, feuilles, frondaison, ombrage.
Arbre: s’enracine, prend bien, prend racine, croît, se développe, pousse, végète, bourgeonne, repousse, rejette, débourre, éclôt, s’effeuille, fleurit, porte ses fruits,, verdit et reverdit.

Hache:
H de AH!
Ah! La hache me mache
Mache
Batavia
Scarole
Laitue
Mache avance et Mache!
Hache: en polonais TOPOR
le dessin hachure ses bavures.
Hache vient de Hashich haché en hash.

Mandragore:
du grec mandragoros fille-mère de la mangue et du dragon, ses racines sont en poupée.

Hêtre:
arbre de la première personne du verbe être.

Cornouiller:
de corne. Petit arbre commun des lisières, au bois dur. Famille des corps nacées.
Corps menaçant, corps acéré pour zigouiller les andouillers et les arbres, le cornouiller se prête comme un manche à la hâche.

Bûche:
embûche. Chute d’une bûche entre mes bois. Bûcher, embûcher, embaucher.

Racine:
Rat échoué à la cime Queue de rat en bois.

Chlorophylle:
piscine de chlore. Chlore, petit village charmant de la région d’Amoniak. Chlorophylle: chewing gum direct pour Hollywood, bois de Holly d’où s’évadent des bulles de chewing.

Les feuilles:
Les feuilles sont constituées d’une partie aplatie, généralement verte, appelée limbe et d’une tige appelée pétiole. Les feuilles sont constituées d’une partie aplatie, générale etverte appelée limbe et d’une tige nasale appelée pétiole. Les feuilles sont constituées d’une patate aplatie en général verte appelée meringue et d’une miche nasale appelée pet de fiole. Les feuilles sont construites d’une pâte avachie en géranium vert appelé dingue et d’une quiche sale appelée petite folle.

Feuille:
linéaire lindaire oblong lancéolée elliptique arrondie obovale cordiforme quadrangulaire triangulaire réniforme penée palmée entière serrulée dentée crenelée sinueuse aiguillonée épineuse ciliée lobée révolutée aîgue obtuse émarginée tronquée oblique cordée auriculée décurrente impari penée paripenée trifoliolée palmée opposée…

Trèfle:
Tiret à quatre épingles, le trait tiré à quatre épingles porte chance en trois feuilles. Le trèfle est très très rare comme fleuille.

Ogre:
Orgue de barbarie monté sur grandes mâchoires. Homme affamé grelot de 158 dents pour avaler gouluement à grandes gorgées et grand gousier des grumeaux de gens et des grimaces d’enfants.
Ogre
orgie
orgasme
oh! grrrrr!

Chien:
Chie ses riens le chien chasse à courre cours plus vite que son ombre ombre de soi-même soie vers à soie soie d’inde cocho d’inde dinde aux marrons marrons d’automne noisettes crême de marrons marrons glacés chaud lapin chasse à courre lapin! courreur!

Encombre:
incombrum: amas de bois abattu.
Concombre: membre gangréné, con à concombre qui encombre.

Pomme:
pêché originel pourtant la pomme n’est pas la pêche pourtant la pomme a le goût du pèché.

Pèché:
Fruit juteux. Extrait le poisson de la mer liquide.

arbres de mots géné-allogiques:

arbre : art bretelle rebord rat glabre bras gras
feuille: fleur veule oeil cueille couille feu flemme treuille orgueil fouille aïe ouille
branche: tranche hanche manche
tronc: étronc marron conque tronquée toc notre con
racine: cinéma résine Desdémone Andromaque assis rassi cirer rat nez
et C’était rat.
bois: boa moi toi bisou biseau ouahhhh bambou banane baobab bardane becabunda bégonia oie.
fagot: fado va donc à gauche gaffe toto gogo agora taf taf.
figuier: fifi et gros minet fugue guet gui goguette guiliguili Grandgousier vite gouille molle hier fi fenouil flageolet.

et c’était rat et c’était rat……

Étiquettes:

Mélèze:
larix decidua
m de haut
Aime l’été chaud et sec
met à l’aise les autres.

Peuplier blanc:
populus alba
à 35 m de haut
peuple de blancs.

Érable plane:
Acer platanoïdes
2O à 30 mètres de haut
pousse plus vite que le sycomore
erre et plane à la cime.

Marronnier d’inde:
horse chesnut
3O à 35 mètres de haut
le roi du sabot, le cochon d’inde.

Bouleau pleureur:
2à à 30 mètres de haut
Brûle à la vitesse où il pleure.

Aulne glutineux:
Alnus glutinosa
mètres de haut
glouton des collines d’eau l’aulne
butine à l’aube.

Frêne:
fraxinus excelsior
4O mètres de haut
indigène, il freine l’espèce du commun.

Noyer:
Juglans regia
mètres
Couronne de noix, grand noyé des vallons.

Pommier:
Apfelbaum
mètres de haut
Bois de coeur dur à fendre, il fait des cernes à chaque chute de ses pommes.

Tilleul:
Sommerlinde
4O mètres de haut
couronné roi des tisanes, le tilleul pleure amer les crucifix dont on le taille.

Sapin des Vosges:
Silver fir
à 40 mètres de haut
s’habille d’épines et donne son goût aux pastilles.

MOTS GRAVÉS.

des mots, des signes, des proverbes
sont gravés dans l’écorce
de main d’homme.

graffittis d’amoureux:

A flèche coeur flèche B
B flèche coeur flèche A

Les lois et les proverbes de la forêt:

– chute de feuilles
– éboulis de cerises
– sève fraiche
-bris de brindilles
– chute de pommes de pin
– courses de cerfs
– batailles de vers
– souches invisibles
– pièges à cochenilles
– cris de hiboux
– serpents invisibles
– sangliers en rut
– orgies de crapauds
-champignons vénéneux
– épines
– vols d’oiseaux
– amas de résine
ni hâche ni fusil

FEUILLES VOLANTES.

petits poèmes tombés des feuilles, à inséminer

Sommet obtus et aigu
la pointe elle-même arrondie.

Nervures blanches
à jaune pâle en dessous.

Près des inflorescences
feuilles ovales non lobées coriaces
pétioles souvent ailé à l’état jeune
poils argentés, poils étoilés
denses dessous de couleur gris blanche.

En cinq rameaux courbés
Tâches de résine et triangulaires
se déchirant en lambeaux enroulés.

En bris, brisé mes axiomes
sur mes feuilles effacés par mes larmes
au corps de mes axes.

Aune douze au nombre de ses étamines
Famille des salicinées
longtemps confondu avec le bouleau.

Baguette divinatoire: bois de coudrier
flexible un peu courbe posée sur ses deux bouts en doigts de fée.

Balsamine. Un calice deux folioles fort petites caduques une corolle irrégulière de cinq pétales.
Etamines mine et pistil sous son capuchon à membrane, ta mine en épéron ou corne la balsamine offre un fruit à cinq valves.

Baobab, calice, étamines, onglets, le baobab se plaît sur les terrains de sable et s’épand en semences nombreuses.

Châtons pyramidaux imbriqués d’écailles sur quatre faces distinguées les femelles forment l’ovale.

Belladone solitaire solanée calice d’une seule pièce persistant appelée mortelle mortelle la belladone donne le délire.

Asterelle à l’ombelle arrondie renferme la poussière fécondante.

Andromède apiculé petite pointe fine par l’extrémité de la nervure médiane.

Révoluté le lédon des marais à marge enroulée vers l’intérieur pallustre.

Profondément sinueuse la feuille du chêne pubescent.

Bombyx. Papillon aux poils égorgeurs. Camouflées en poches soyeuses, les chenilles éclatent. Vampires au crépuscules pour sucer les feuilles de chêne. Le chagrin du saule pleure le vestige du tronc tricentennaire

En équilibre indifférent

livret

Nathalie Quintane

 

Rideau 1 Ouverture

Lapin en équilibre (voix enregistrée) :

Ici, l’extraordinaire est habituel, l’ordinaire est exceptionnel, (la logique est étrange et le bizarre rationnel) : bref, ici, l’invraisemblable est possible !
Jamais avant vous n’avez vu et jamais plus vous ne reverrez les phénomènes que vous allez découvrir dans leurs cabinets de curiosité, car ces 7 personnages sont tous en en équilibre indifférent …mais ce n’est que maintenant, après la représentation, lorsqu’ils se retrouvent et s’interrogent sur leurs particularités respectives, qu’ils révèlent leur véritable singularité, voici donc :

– la Femme découpée qui peut à volonté se diviser en morceaux !

– Moi-même – lapin logicien – qui a radicalement franchi les barrières de mon espèce

– le Bras parlant, qui cherche et explique les causes et tous leurs effets !

– le Grammairien dont la langue, d’une sublime beauté, coule, fluide, à la manière d’un fleuve…

– le Miroir dont la profondeur n’a d ‘égale que le mystère…

– Celle qui Déplace les Objets à Distance et son incroyable pouvoir !

– Le Fils du Ventriloque et sa prodigieuse radiographie animée.

Ventriloque : papa parle, je ne vois pas sa bouche bouger, et je ne me dis pas, je ne fais pas comme, je fais – papa m’approuve et me dit qu’au-dessus de lui et derrière moi son papa et les pères de ses papa font comme nous : pas pour localiser sa voix aux alentours du menton, mais soit au ventre…

F/2 La langue ne peut pas naître dans le ventre ! La langue naît…sur la langue !

Vent soit au cœur, soit dans le dos, soit à l’emplacement du poumon, qui sur le côté de la tête…

F/2 un type qui a sa voix dans le côté de sa tête a quelque chose qui cloche !

Vent et qui en haut des cuisses et une fois même, un oncle, au bout d’un doigt : le bout du doigt de mon oncle parle – tonton, tu as un doigt qui parle !

les ventriloques au début parlent par la bouche sans ouvrir la bouche,
puis par jeu ou par inadvertance, la voix peu à peu glisse sur le côté de la tête, remonte jusqu’au front, recule dans la nuque, descend dans un poumon….
Dans la famille, il y en a un qui discute avec les coudes : en colère, par le gauche, apaisé ou de bonne humeur, par le droit ; un autre – le Dorsal – parle du dos; il a commencé par ne pas parler du tout…

F/2: Ca, c’est de l’aphonie. Ca ne veut pas dire qu’on ne parle pas – mais qu’on n’a pas de voix. En fait, on parle dans sa tête.

Vent ….il cherchait par où parler .
Aucune partie de son corps devant ne lui paraissait appropriée.
En touchant un point du dos le Dorsal sent démarrer la voix – assez péniblement d’ailleurs au départ : rheu..rheu..rheu,
C’est qu’il démarre. Et puis ça se met à marcher, à s’emballer, et là plus moyen d’arrêter. C’est le plus bavard de la famille, il commente chacun de ses faits et gestes…

CDOD Qu’est-ce-vous êtes en train de dire ? Je n’ai pas très bien saisi !

GR Il ne dit pas, il fait des sons !

CDOD Ce sont des sons ? Là tout autour de sa tête ?

GR Le son flotte autour de sa tête un peu comme un son flotte aux alentours du sens :
par exemple le son table flotte autour du sens table…

CDOD Spontanément, sans préméditation !

GR Gra tui te ment : car le son est gratuit !…

……

Gram : Un son quelconque…. exemples de sons

ne veut pas toujours dire quelque chose, ne signifie rien dans la plupart des cas.

Tout son a priori est flottant.
Il est véhiculé par l’air :

ni en amont – où commence le son? – ni en aval – sur quels types de corps prend-il le mieux appui, stationne-t-il, rebondit-il aussitôt ?

C’est dans les ondes que se trouve le son.
Les ondes ne sont pas un berceau (le berceau du son) mais des sortes de lignes brouillées par où le son se transporte.

Les ondes transportent gratuitement un son gratuit.

Il est donc important que le son se fixe, se réunisse en un point compact afin d’échapper, ou de perdre un peu, de sa flottabilité.

Afin de réduire le degré de flottabilité des sons, on associera un son précis à un sens précis

geste et son du lapin : ce son est plein de dents ….
c’est le mot : Lapin

geste et son :c’est le mot ombre

geste et son : voix

geste et son : corps,

ces substantifs….les substantifs commencent toujours par une attaque imprécise, indécise, incertaine.

geste et son : escalier…non, c’est un verbe : Escamoter

geste et son : Causer

Les verbes sont toujours amorcés par une attaque franche.

Gr : geste et son : tendre…adjectif
geste et son : très tendre

La durée des adjectifs sera extrêmement variable, et même sujette à interprétation !

Les copules du par son sans seront rendus par les sons les plus brefs possibles, arrêtés dès que produits.

Résumons :
La proposition : L’ombre du tendre Lapin cause sera rendue par un son flou terminé franchement puis par un son bref puis par un son flou continu puis par un son flou terminé franchement puis par un son franc terminé franchement.

L’ombre du tendre Lapin cause

L’ombre du lapin….

Le Grammairien revient sur lui-même, réfléchit

Gestes seuls

Gr : L’ombre du lapin n’a pas de ……

Femme/2 corps…..

….alors…..il est escamoté. Sans voix il …

Gram cause avec son ….

Femme/2 ombre. Ce souffle de …

Gram Lapin…

Femme/2 geste ce son a trop d’oreilles et trop de dents, ce son est joufflu, gourmand,

c’est le mot ventre

La tension du….

CDOD ventre a perdu sa voix et la voix sans son ventre ne peut plus gargouiller, gazouiller, chuchoter, causer, elle a besoin d’un nouveau ventre pour pouvoir exister. Alors qu’est-ce qu’elle fait la voix, elle prend son courage à deux mains et elle marche, elle marche, elle marche, elle marche, elle marche, elle…qu’est-ce qu’elle voit devant elle …elle voit un ventre, un joli ventre, un ventre bien ventripotent, un ventre qui ressemble à un ventre de ventriloque. Elle s’y installe la voix et elle songe qu’elle va pouvoir à nouveau gargouiller, gazouiller, chuchoter, causer
…..le ventre a retrouvé sa voix et la voix a enfin retrouvé son …

Gram Lapin. L’ombre du….

CDOD ventre n’est plus une ombre de…

Gram Lapin. L’ombre du Lapin est une phrase sans

et sans

(L’ombre du Lapin avec un attribut est sans verbe ) Inintelligible

Un Lapin sans attribut est une Lapine. Cette…..

CDOD phrase est le début d’une….

Gram proposition . La phrase qui

Femme/2 attribue dans son ….
Gram articulation …..
F/2 dans son articulation un…..

Gram complément qui escamote pratiquement le

GR
Femme/2 mot principal. Cet…..

CDOD escamotage porte un….

GR nom

Femme/2 nom en….

GR accord

Femme/2 avec la phrase sans os en terrine de lapin……..proposition

Gram

Lapin (voix enregistrée) je ne comprends rien à tout ça !
en équilibre

GR Reprenons : Lapin est le de

CDOD tension , la cause du désaccord . Moi, je préfère le mot

ventre ou…

Chute des objets……

Rideau 2
Entre la Leçon de Grammaire et le Bras

Lapin en équilibre (voix enregistrée) :

Quelle créature incroyable que le Fils du Ventriloque !

Mais c’est une machinerie bien plus extraordinaire que le
Grammairien vient d’explorer, un objet dont il
a seul le secret….

Le Bras
Leçon de Mécanique et d’action à distance

Le Bras = voix de Zaher à la table, acoustique (amplifiée par tuyau acoustique)
Le Bras mou (bras manipulé avec les câbles) = voix de Zaher enregistrée

Le bras tout un chacun pense, en me regardant, que ce qui m’anime vient de l’intérieur et peut être indépendant de ce qui le motive, exemple : j’amorce le même mouvement pour saisir une poignée ou pour prendre un lapin par les oreilles.

CDOD fait se déplacer le lapin en terre modelé par le GR

Le Bras Cependant, le ce qui me fait fonctionner pourrait tout aussi bien prendre sa naissance à l’extérieur: s’il n’y avait pas la poignée (ou le Lapin), je ne serais jamais tenté d’amorcer…

La femme/2
Cette tentation remonte peut-être très haut dans le bras !

Lapin en équilibre
Je ne vois pas du tout en quoi peut consister une cause qui n’est pas une chose mais qui agit.

Le bras
Le ce qui agit est un centre d’irrigation.
Certains mécanismes dirigent ou orientent ces liquides irrigateurs.

F/2
Et dans quelles sortes de tuyaux coulent-ils ?
F/2 commence à faire fonctionner son bras mécanique
S’agit-il de rotatives, de roues plus ou moins dentées ?

Un temps : expérimentation F/2 puis CDOD (sonore)

Le bras –
Je reprends : en disant « mécanismes », je parle de pipe-lines à bifurcations et directions multiples…

CDOD
En tout cas, on ne voit toujours rien de l’extérieur !

Le bras –
Il s’agit de comprendre de l’intérieur

Un temps : expérimentation plus longue de F/2 et CDOD

quand je suis immobile comme ceci, il y a reflux du liquide irrigateur.
En ce cas, il y a une partie – même minime – de moi qui reste sèche.

La F/2
Je me demande où peut bien se loger cette réserve de sécheresse ?

CDOD
Et combien de temps pouvez-vous tenir raide immobile ?

Le bras Tant que je suis sec ! Il n’y a pas de problème : ça m’accomplit.

Grammairien.
Accompli !
On distingue les temps composés qui expriment l’accompli et les temps simples qui expriment l’inaccompli.

Le Bras Une assiette avec des restes….

GR est inaccomplie.
Une assiette avec des restes n’est pas terminée.
Inaccompli veut dire : pas terminé.

J’écrase cet objet est un pas terminé
J’écrase cet objet veut toujours dire je suis en train d’écraser cet objet

J’écrase cet objet ( F/2 avance) n’a donc pas lieu au craquement de cet objet (c’est qu’il est écrasé) mais pas lieu beaucoup plus avant non plus, c’est-à-dire au moment même où je commence à exercer une pression sur l’objet….

Le Bras cependant pas assez forte pour qu’il s’écrase.

Le Bras tire sur la poignée qui déclenche le poids qui écrase le Lapin en terre sur son support
CDOD commande la fermeture du rideau 2

Problème du bras (devant la toile peinte représentant le schéma de fonctionnement du Bras)

CDOD devant le rideau peint

CDOD Or, un jour, ce qui, apparemment, est à l’extérieur : la main, le pouce, le coude, l’avant-bras s’introjecte en image à l’intérieur et, par rétroaction, génère à son tour une représentation active – et qui actionne : les machines rotatives, réserves de sécheresse, liquide irrigateur, se mettent alors en branle, excitant simultanément ce qu’on connaît bien : muscles, os, poils qui frémissent et tous les ongles ! Par le biais des doigts, mains, épiderme, le profond entre à ce moment vraiment en action – les sillons révélateurs s’imprimant avec force sur le bois de cette poignée, c’est là que se découvre spontanément le degré d’autonomie du bras – donc, le profond entre en action, et tire la poignée :

le bras tire sur la poignée, la lumière s’allume

CDOD fiat lux !

Le lapin Syllogicien Dialogue Ombre-Lapin avec CDOD et Femme/2

Ombre du bras de Zaher sur la toile–«  Mon ombre n’a pas de corps » Bascule lumière- Fausse ombre indépendante du bras – « Mon ombre… » -le bras rentre à moitié — sortie fausse ombre et bras de Zaher - arrivée petit Lapin

Femme coupée Ton ombre ?

retournement petit lapin vers cour puis vers jardin

Petit Lapin mon ombre n’a pas de corps

Femme coupée Moi, j’ai l’impression que ta voix n’a pas de corps….

CDOD Oui, c’est la même chose que pour ton ombre !

Petit Lapin Alors mon ombre n’est plus qu’un souffle ?

Femme coupée Et te voilà escamoté par ce souffle qu’est ton ombre !
Sortie du Petit lapin
Arrivée du Gros Lapin
CDOD Ou par ta voix, qui continue à causer comme si de rien n’était

Gros Lapin En tout cas, mon ombre ne cause pas sans ma voix : elle souffle par mon corps

Femme coupée Mais ton corps est une main !

G.Lapin Non, il est pas humain, il est lapin !

Femme coupée C’est une main ! et la voix ne souffle pas par les mains !

CDOD Donc la voix ne souffle pas par les corps

Femme coupée La voix est ce qui reste du corps quand le il n’y est plus

G.Lapin Ceci dit, on entend moins ma voix s’il y a mon ombre

CDOD On l’entend tout autant : ta voix, c’est ton ombre !

G.Lapin Non, non, ma voix sonne bien mieux sans mon ombre !

F/2 Somme toute, sans ombre, sans voix et sans corps…

CDOD tu es tout entier escamoté

sortie de F/2

CDOD: Ah ! ombre du lapin, tu y étais et d’un coup tu n’y es plus..

Pancarte J’ y suis encore, mais comme qui dirait dégonflé :

CDOD Puisqu’il te manque le souffle !

CDOD cherche le Lapin avec son souffle

Jannot: Oh là! tu en donnes bien, de la voix! on n’est pas à l’opéra!

CDOD: Ah ! Je te retrouve ! Et tout entier avec une voix

Le lapin linguistique Dialogue du Grammairien avec CDOD puis la Femmme/2

Grammairien Une Voix est un groupe nominal.—Réaction de jannot

Le Groupe Nominal est un groupe d’au moins deux mots dont un nom.
Un groupe nominal introduit par un article indéfini (un, une, des…) évoque un être ou une chose qui n’est pas identifié avec précision. —-Réaction de Jannot

Adressé à Jannot : exemple : Si je dis : le lapin, ce n’est pas n’importe quel lapin.

Entrée Gros Lapin Le Gros Lapin se montre du doigt
GR regarde Gros Lapin

CDOD Si je dis : un lapin) c’est n’importe quel lapin (un temps).

Entrée pancarte

Un temps : GR a conscience (sans la voir) de la pancarte

Grammairien Si tu dis : lapin, (un temps) ce n’est ni n’importe quel lapin ni pas n’importe
Arrivée des lettres N I P A L
quel lapin, c’est lapin.(il regarde les lettres)

Ce lapin est un pur lapin non-introduit.
sortie du gros Lapin

CDOD lapin, dans ce cas, n’est pas ancré dans l’énonciation.

Grammairien Il est ailleurs que dans l’énonciation.
Il cherche du regard le Gros Lapin qui a disparu

CDOD Son existence n’est pas déterminée ?

Réaction de Jannot

Grammairien C’est une existence purement linguistique, voire grammaticale.

Jannot Oh ! non, non …..

CDOD Qu’est-ce qu’un lapin linguistique?

Grammairien C’est, pour ainsi dire, l’ombre d’un lapin, un souffle de lapin, un
lapin sans corps.

La Femme/2 – L’ombre d’un lapin peut elle exister sans son corps ?

CDOD L’ombre d’un lapin ?

La Femme/2 – …être elle-même une ombre linguistique ?

CDOD L’ombre d’un lapin linguistique…
Entrée de la pancarte

Grammairien …ne peut qu’être une ombre linguistique.
GR Sort suivi de la pancarte

Dialogue Lapin Universel et Jannot puis Pancarte

Jannot: C’est ça, un lapin linguistique, et ma cuisse, elle est linguistique, peut-être?! Je voudrais bien voir ça, je suis un vrai lapin, et quand il fait chaud, je transpire …

Lapin univers: et tu pue

Jannot je suis un lapin authentique !

LU comme s’il suffisait de puer pour prouver qu’on existe

J oui, peut-être que cela suffit…

LU Excuse-moi, l’existence, c’est tout de même autre chose, c’est beaucoup plus subtil

J Subtil, subtil….ça n’a jamais fait une queue de Lapin ça !

LU l’existence c’est un souffle dans une forme

J: Si c’est une forme, c’est une forme pleine; et moi, je suis bien plein. Je suis compact et je suis dense, je suis une chair qui n’est pas reniée. Je ne suis pas anorexique, moi!

LU Il ne s’agit pas d’accumuler les kilos
Il s’agit de figurer le réel.

Nouveau Jannot Je le figure réellement, je suis d’une grande réalité; personne ne peut nier ma
(sur son entrée) réalité, j’ai une vraie forme de Lapin

LU Mais ta forme fait de toi un lapin classiquement lapin….

NJ un beau Lapin figuratif….

LU un cliché de lapin sans plus..

NJ Ce “cliché” est d’une évidence que votre pauvre silhouette n’atteindra jamais. Je suis un lapin incontestable.

Sortie de NJ

LU Je suis ce qu’aucune maladie ne peut tuer, je suis une ellipse, une épure, une… p.pure… abstraction..

arrivée pancarte

Pancarte Comme s’il suffisait de ne jamais tomber malade pour parvenir à l’existence.

LU M..m…mais, je suis; et vous, vous êtes… pas tellement: une planche, 2 clous, 5, 6 lettres…Tenez, vous êtes d’une grande platitude, vous détenez le record absolu de la platitude, vous êtes rigide, vous êtes raide… vous êtes rectale!

P Ah! je vous en prie! Je suis globale! je suis générale, globale et mondiale: je suis le Monde.

LU Dans ce condition je préfère quitter la galaxie !
Il sort en faisant des sons relayés par Zaher

Jannot (dit par zaher) Tout à fait d’accord! vous êtes le monde et moi je suis dans le monde.

P Vous êtes une partie non-négligeable d’un TOUT qui est moi !

Jannot Oh !….

La pancarte sort

CDOD se tourne vers Jannot

CDOD
(s’adressant à Jannot)
vous êtes donc un petit article de son inventaire !

Jannot un article ? …. pas tout à fait…

Il est interrompu par l’arrivée de GR

Du Lapin…
Dialogue Grammairien et CDOD

Grammairien L’article partitif (du, de la, de l’) introduit un groupe nominal qui désigne une quantité de quelque chose qu’on ne peut pas compter.
Si je dis: “J’ai acheté du lapin”…

Montée lumière sur ombre morceaux du Lapin

Jannot acheté du Lapin !

GR puis-je compter ce lapin que je viens d’acheter dans la mesure où il n’est pas entier?

CDOD C’est parce que tu ne peux pas compter ce lapin que tu viens d’acheter que tu dis du.

Grammairien Cependant, mettons que j’aie acheté 2 cuisses du lapin….
Décrochage des deux cuisses

Jannot Quoi ! (sur le décrochage des cuisses)

GR je peux alors compter ces morceaux. (pose des 2 cuisses)

CDOD tu peux donc dire que tu as acheté 2 morceaux d’un lapin que tu ne peux pas compter.
Jannot Ah ! Tu vois !
Réaction de Jannot
Grammairien Si je dis: “Ce lapin”, c’est que je le montre ou que j’en ai déjà parlé.
Je peux donc avoir déjà parlé de ce lapin sans l’avoir jamais montré.
(il désigne Jannot sur ce)
réaction de Jannot
CDOD Si tu ne l’as jamais montré, c’est peut être que tu ne l’as jamais vu

Grammairien Je peux donc parler d’un lapin jamais vu.

Jannot Oh !
Sortie des deux cuisses

CDOD Si je dis: “Cette ombre de ce Lapin….
Grammairien … l’addition de cette et de ce pourrait suggérer que l’ombre du lapin est montrée au moment où on en parle ?

Lapin en équilibre “Cette ombre de ce lapin” est-elle obligatoirement accompagnée d’un index tendu vers elle?

CDOD Au moins un index mental

Sortie du Grammairien sur la voix off

Nouveau Jannot Mental ? Qu’est-ce que c’est que ça ?

CDOD Toi, tu n’es pas une ombre, tu es un la-pin…

Lapin en équilibre Et dans la lumière, le la-pin a une ombre de la-pin…

apparaît tête bois

CDOD l’interrompt
Oh!! et une voix de lapin!

Dialogue Tête de Bois du Grammairien Jannot et CDOD

TB Et moi, alors, j’ai une voix de quoi?

Nouveau Jannot Toi, tu as une voix de bois, puisque tu es en bois.

TB Mais qu’est-ce que vous appelez une voix de bois

Déplacement de Jannot vers TB

NJ C’est pas ta langue qui est de bois, c’est ta tête toute entière!

CDOD (gourmande): T’as qu’à tirer la langue, pour voir!

TB je la connais bien, ma voix

NJ: En tout cas, elle n’a pas l’air d’être qu’avec toi. A mon avis, elle te fait des infidélités.

CDOD Elle découche!

TB comment ça!

NJ Si tu ne sais même pas où elle va, comment peux-tu savoir d’où elle vient?!

TB Tu sais peut-être d’où elle vient ta voix, toi?

CDOD Mais, de moi!

NJ oui, de nous

TB Et toi même alors, tu sais d’où tu viens?

Entrée du Grammairien

Déplacement vif de Nouveau Jannot vers cour

J (voix enregistrée) Ah ! Je ne sais plus, je ne sais plus (sortie de NJ et écroulement de J)

Des oreilles de lapin pussent sur la tête du Grammairien

SORTIE DE CDOD

Dialogue Lapin Grammairien, Femme en morceaux et Miroir

Lapin- gramm Moi, je sais d’où je viens !

TB(voix enregistrée Mais…nous ne sommes pas du même bois tous les deux !)
il sort
LGR (à Jannot démantibulé) Du même bois tous les deux ?

Miroir (sur sa montée) Deulaitout boimêmedu
(qui surgit)

LGR Deulaitout?

Miroir Tous les deux.

LGR nous ne sommes pas du même bois tous les deux…

Miroir: Deulaitout boimême, dupassomme nenoumais !

Femme/2 Mais qui est-il encore celui-ci ?
entrant

Miroir Si celui encor il équimait…

Femme/2 Que dit-il ?

Miroir Il dit que…

LGR Je peux vous aider , si vous voulez…

Femme/2 Je voudrais bien savoir comment. Vous avez vu dans quel état vous êtes ?

LGR Comment ça dans quel état je suis?

F/2 Ben oui, vous n’êtes pas dans votre état normal.

Miroir: Il n’y a pas d’état normal, il n’y a que des états doubles, pluriels, polyvalents.

LGR: Je ne suis ni double ni polyvalent, je suis moi.

F/2 Ecoutez, moi-même quelquefois, telle que vous me voyez, je ne suis pas toujours moi.

LGR: On peut peut-être être un peu moins soi, mais on est toujours un peu soi dans ce moins-soi!
Optique Lapins 9 22.05.01

Miroir: Ah! mais vous êtes tout à fait vous en effet…et un autre!

F/2 Et il où alors, cet autre?

Miroir: Ben là, chez moi!

F/2 Et quel espèce de privilège vous avez, pour pouvoir avoir chez vous mon autre qui devrait être chez moi ?!

Miroir: Mais il n’est pas tout à fait chez moi comme il est chez vous: chez moi, c’est peut-être le même mais inversé …inversémais même le hètre peussait

LGR: Vous pourriez être plus explicite, sinon comment je vais faire pour m’y retrouver!

Miroir: Pour vous y retrouver, faudra vous y faire !

LGR Ce n’est pas la même chose !

Miroir Non, c’est la chose même !

F/2 Il ne le fait pas exprès!

Miroir Là je vous arrête: je suis fait exprès, ce qui passe par chez moi est vite renvoyé inversé mais il y reste un peu, entre temps.

LGR: Et il est renvoyé comment?

Miroir: En ligne droite!

LGR: Oui mais en ligne droite vers où?

Miroir: En ligne droite dans un espace à trois dimensions, vers vous, par exemple.

LGR: Vers moi?! mais quel est l’intérêt à ce que mon autre revienne vers moi s’il en est parti 2 minutes avant?

Miroir: Oh, pas deux minutes, un dixième, un millième de seconde tout au plus: ça ne se voit pas, d’ailleurs

LGR (vexé) Puisque ça ne se voit pas, vous ne me verrez plus, salut ! ( il sort )

F/2 Pourriez-vous faire revenir mon autre vers moi, histoire de voir ce que ça donne ?

Miroir Bien sûr

La Femme coupée en morceaux lance une grimace au Miroir

F/2 Que pensez-vous de ça ?

Miroir Je n’ai jamais d’opinions sur ce qui me traverse….

La F/2 recule en faisant des grimaces
Elle découvre son ombre grimaçante
Elle installe la table et la chaise

Grimaces et ombres de la Femme coupée en morceaux

Entrée du Grammairien (sonore) :

Gr : Comme un homme, un lapin s’entend quand il parle.
Il ne peut faire autrement quand il émet un son que de s’entendre.
Il est contraint d’admettre que ce son est proche, même très proche.
Or, ce lapin (le lapin dont nous parlons, car nous parlons d’un lapin, et nous nous entendons nous même quand nous en causons).
Ce lapin refusait d’admettre que ce son qu’il émettait venait de lui.
F /2 commence à dire les mots en même temps que le GR
Et apparition de CDOD en haut du rideau
Il l’attribuait, au contraire, à un pinceau, à une chaussure, à son bras, à son appendice, à une ombre, à une bouteille, à son chapeau, à son ventre, à un robinet, à son reflet…

CDOD les interrompant :
quel souffle ! ….est-ce possible ?

GR: …le possible ne suffit pas toujours au Sujet, cependant il doit s’en contenter. Par exemple:
CDOD fait un signe qui provoque l’allumage de la lampe d’ombres et disparaît
cette ombre est tout à fait possible, je dirais même qu’elle est efficace. L’efficacité de l’ombre consiste en sa non-intervention. Quel que soit l’angle d’attaque de la lumière, l’ombre ne fuit pas, elle se maintient. Elle est ce qu’on appelle rigoureuse. La rigueur de l’ombre est sa principale caractéristique.

F/2: Voulez-vous dire qu’elle ne fuit pas, comme un robinet?

GR: Exactement! L’ombre est en perpétuelle rétention. Elle se retient tout le temps. Tenez, c’est bien simple: c’est comme une bouteille. L’ombre est une bouteille (il prend une bouteille)…

Lapin : L’ombre n’est pas une bouteille.

Gr : Bien entendu. Vous voyez cette ombre ? Et bien, fermée, ce qui est à l’intérieur (il la penche) ne passera jamais à l’extérieur…

Lapin: Ni par les côtés.

GR: Ni par les côtés.

Lapin Surtout pas par les côtés

GR Oui surtout pas. D’ailleurs, l’ombre n’a pas de côté, c’est une surface . Si vous regardez votre ombre,
Sortie bouteille par F/2
vous verrez qu’elle est sans volume car elle est plate – plate comme une pancarte, un miroir, un lapin…

F/2: Mais un miroir n’a-t-il pas des côtés, lui?

GR: C’était une simple comparaison! Il sort la deuxième bouteille
Deux ombres côte à côte ne communiquent pas, elles demeurent étanches.
F/2 superpose les ombres
Regardez: ces deux ombres côte à côte n’échangent pas leurs liquides.

F/2: Mais l’ombre est tout de même bien moins matérielle qu’une bouteille ou qu’une pancarte?

GR: Peuh…peuh…qu’est-ce que ça veut dire, matérielle?! Si je jette cette ombre, vous croyez qu’elle va crier aïe! (il la jette); non, non, elle reste totalement indifférente et comme anesthésiée. Tandis que si je fais ça à votre ombre (il tord le nez à la femme/2, elle fait aïe!), vous voyez

Lapin : L’ombre n’a jamais mal, c’est une illusion visible

Gr : oui bien sûr, si vous l’aviez regardée vous auriez constaté chez elle un mouvement de recul: c’est donc que l’ombre est matérielle, elle réagit!

F/2: Vous voulez dire “vivante”?

GR: C’est ça, vivante, matérielle, quoi.

Lapin: Dans la matière, il y a des cellules, les cellules sont des atomes, et les cellules, c’est la vie, donc la vie, c’est des atomes.

GR: Il n’y a que des atomes dans votre ombre. Si vous en touchez un, si vous en supprimez un, ce ne sera plus du tout votre ombre.

F/2: Donc il vaut mieux que je ne touche pas à mon ombre?

GR: Absolument! D’ailleurs, ça les dérègle.

F/2 : elle n’est pas versatile alors….

Gr ; Au contraire, elle est concentrée; concentrée et rigoureuse.

F/2: Une ombre est donc indépendante?

GR: Oui et non, qu’est-ce que ça veut dire “indépendante” ? D’ailleurs les ombres, ça circule, ça s’achète, ça s’échange…

Lapin: C’est tout un commerce.

F/2: Vraiment, les ombres font partie du circuit économique?

Lapin Oui, oui

GR: L’ombre n’a aucune notion de travail !

F/2: Quels avantages pratiques une ombre apporte-t-elle à son propriétaire?

GR: Il n’est plus tout seul!

F/2 Alors l’ombre est à portée de la main et en même temps, si elle gêne, est-ce qu’on peut lui tourner le dos ?

Gr : Evidemment ! Une ombre est toujours de bonne humeur

F/2 Et elle peut donner l’heure ?

Gr Une ombre n’est jamais en retard…..

Arrivée de la bouche puis de la Marionnette CDOD

Bouche: qu’en est-il – de l’ombre de la voix – de son ombre – quand elle passe par moi, ici, par moi?!

Marionnette: Pour ça, il faudrait peut-être commencer par ce que vous êtes, vous!
CDOD

Bouche: je suis con-cen-trée, Je détache avec ri-gueur chaque phonème un par un cha-que phonème de cha-que mot.
Grâce à moi moi moi, tous les sons oui tous les sons se voient.

La Bouche fait des articulations « muettes »

M: Ils sont un peu secs – il leur faudrait un peu plus de corps, un peu plus de souffle.

B: Pas du tout, pas du tout, pas du tout: il y a leur ar-ti-cu-la-tion.

M: Tout de même, je n’articule pas seulement, quand je parle: je fais passer un tas d’autres choses!

B: Et vous ar-ti-cu-lez moins bien, moins bien, beaucoup moins bien: il faudrait une ré-é-du-ca-tion!

M: Ah ! Je me passe moi, je me passe bien de rééducation, et d’articulation…ah ! ah ! ah…(vocalise jusqu’à faire se briser le miroir)

——- Le Miroir se casse et disparaît (pendant que la
toile peinte du miroir du rideau est dégagée)
de lumière
Gr et F/2 se lèvent-
GR va à Jardin cherche le miroir cassé
– F/2 se lève, va à Jardin en regardant le de lumière, s’arrête devant le miroir

Femme/2 : Comme c’est curieux !

– GR se retourne vers elle
– F/2 passe sa main devant le miroir:

Femme/2 : Je n’ai encore jamais vu ça nulle part !

– F/2 se dirige vers de lumière, passe sa main devant fausse ombre

– GR la suit s’arrête un moment devant le miroir et la rejoint à cour

GR : Vous trouvez ça curieux ? Moi je trouve ça gênant.

Femme/2 : Gênant ? C’est qu’une question d’habitude
Elle repasse sa main devant le de lumière

Pendant que le portrait du GR entre dans le MIroir

– Femme/2 puis GR découvrent l’image du GR dans le Miroir —

Femme/2 se déplace vers le Miroir – déplacement du Miroir– arrêt de F/2 -arrêt du Miroir — Redépart , l’image sort du Miroir

F/2 et GR devant LE Miroir – répliques muettes :

GR : Quand on était là-bas…

F/2 : l’image était là…

Les deux regardent là-bas, se regardent puis vont à cour, s’arrêtent avant le de lumière (le Miroir sort du trou du rideau)
GR et F/2 après un temps se retournent vivement et constatent le Miroir vide d’image

GR : On ne peut pas s’y habituer : ça change tout le temps !

F/2 : Justement, on n’a pas le temps de se lasser.

F/2 refait un passage devant le de lumière
F/2 va au Miroir

– F/2 commence à faire un faux reflet avec sa main (2 ou 3 passages de mains normales)

Jeux de mains de la F/2 (x4)

GR : Je me demande comment vous faites pour vous y retrouver !

F/2 : Mais je ne cherche pas à m’y retrouver…

Cinquième main sans reflet.

La F/2 entre sa tête dans le trou

– Fermeture du Rideau autour de la F /2

Voix du Lapin en équilibre sur rideau changement entre l’Optique et le Théâtre du Corps

Il est des moments où les plus ingénieux stratagèmes, les plus fabuleuses machines, les recours les plus invraisemblables sont nécessaires….

F/2 en tête:

CDOD ça n’a pas l’air très net, il y a des tas de choses qui traînent…

F/2: comment ça des choses qui traînent!

CDOD: Je me demande si nous ne ferions pas mieux de laisser tomber cette tête…

F/2 en haut :

CDOD: Je me demande si nous ne ferions pas mieux de laisser tomber cette tête…

F/2: Le seul problème que cela me pose est en fait un problème de glissement.
Car mon moi – comme la plupart des moi – est centré en haut.

CDOD Pour saluer quelqu’un vous ne levez pas le pied, vous inclinez la tête.

F/2 Oui, mais on ne peut pas dire que je sois moi seulement en haut.
Mon pied, s’il avait la parole, aurait autant le droit de s’exprimer que ma bouche en tant que moi.
Or, parvenu à la taille, mon moi bloque: il ne glisse pas harmonieusement en tous points du corps, il grippe.

CDOD Cependant, votre bas n’est pas sans votre moi.
Il y a, certes, une sur-densité du moi en haut, mais le bas n’en est pas exempt.

F/2 Il est extrêmement difficile de comprendre cette situation…

GR à l’aide d’un seul je.

F/2 Car ce je est comme contraint de s’éparpiller.

GR il te serait bien plus pratique de parler japonais, car le japonais a 14 je.

F/2 Alors je pourrais avancer alors un je différent….

GR Selon la circonstance, l’âge, l’interlocuteur …

F/2 que je pourrais tout aussitôt rétracter s’il ne convenait pas.

GR Il s’agit donc à tous moments d’être hyper-conscient de ses je.

F/2 D’autant plus que ces je, pour pouvoir fonctionner, possèdent la qualité que le mien n’a pas: ils glissent supérieurement et ne grippent pas.

GR Ainsi, un je n’est jamais stabilisé en un point.

(le GR s’approche de la table)

CDOD: Oh! comme c’est curieux, là je le repère bien mieux, je le vois mieux que d’habitude…

GR: Que voyez-vous mieux que d’habitude? je ne vois rien, moi! (il se déplace)

F/2: Moi non plus.

CDOD: Ah si si, je vous assure: (au GR) remettez-vous comme avant (GR se remet à la table)
il suffit que vous restiez immobile et il n’y aura plus de problèmes de glissements.

F/2 et GR font des glissements

F/2 CDOD GR
(ensemble) C’est ici ! ! !

GR: Je ne vois pas comment le fait que je sois immobile moi pourra réduire ses problèmes de glissement à elle!

F/2: Je ne vois pas comment le fait qu’il soit immobile lui pourra régler mes problèmes de glissement à moi!

CDOD: Ah si si, le propre du glissement c’est justement de glisser…

F/2: Oui, mais je glisse chez moi, je ne glisse pas chez lui…

GR: Vous disiez que vous aviez des problèmes de glissements, c’est donc que vous ne glissez pas bien…

F/2: Je ne glisse déjà pas bien chez moi alors je ne vois pas comment je pourrais mieux glisser chez vous…

GR: ça on l’a déjà dit…

Entrée de F/2 bas (Zaher dans la fenêtre)

CDOD Alors, ça !….Est-ce qu’on peut encore parler de glissement ?

F/2 Le repos, ce serait que chaque chose, même brièvement, soit à sa place…

mouvements du Bras mou et du Bras en terre

la toile du Bras mou tombe découvrant le Fils du Ventriloque en manipulateur

Lapin (Voix enregistrée) Ben alors….t’en fais une mine !

Et maintenant, qu’est-ce que tu fais là ?
Il faudrait te décider, parce qu’il est temps que quelque chose se passe !

FINAL

Tête de Bois :

comme deux propositions indépendantes coordonnées par une virgule,

Non, non! pas par une virgule mais par un tissu conjonctif

Ni un ET ni un OU

C’est cela, par une conjonction de coordination:

le cubitus plus modeste que l’humérus
Ou un OU qui communique avec le ET!
deux points, ou un point-virgule
un cartilage

ni un os ni un muscle…

comme les articulations d’une phrase !
l’ humérus contient un ET qui communique avec le OU du cubitus.
Les phrases bougent!
une élasticité à toute épreuve
abduction: je m’écarte – adduction: je me rapproche –

ET: j’additionne – OU: je choisis -.
élévation: je monte – rotation: je tourne.

CAR: j’explique – DONC: je conclus
La langue est une machine
les doigts sont singuliers
les muscles et tendons sont généraux.

La langue est tout entière générale!

La langue est un grand muscle
De conjugaison ?

sillons digitaux
révélateurs
une machine digitale
cartilage de conjugaison

De conjugaison!
la langue est le muscle du monde!

FAIM

C’est ça !

À distances

extraits du Journal de Paul Valéry

Débrouiller la durée

Notre vie est entièrement fondée sur le devancement des évènements. La plupart de nos évènements sont des antcipations d’autres évènements; ou des parties de ces évènements.

Si un objet passe très vite sous mes yeux, je ne lui puis donner que des noms très généraux: par exemple: ” quelque chose ” . On appelle instant l’état où me met ce quelque chose. L’instant comme le point est donc une sorte de sensation et non une grandeur. Quelle que soit l’importance, le détail, le nombre de choses qui adhèrent à cette sensation, elles y sont liées.

Puisque les choses changent c’est donc qu’on ne les perçoit qu’en partie. On appelle temps cette partie cachée, toujours cachée, de toute chose.

« Ce que je suis » est une attente permanente, générale…

On ne peut pas s’attendre à tout.

C’est le lieu des points atteints par un événement qui dessine l’attente.

Ce qui agit si fort en nous, ce n’est point l’événement en soi (quel qu’il soit), c’est, par exemple, l’écroulement de constructions plus ou moins cachées, les attentes déçues ou rompues.

Quand un choc me renverse, je me divise. Je suis d’une part celui qui tombe ; je suis aussi celui qui pouvant, ayant pu ne pas tomber , mais résister, éviter, ne conçoit pas cette chute.

….Considère la surprise. Cette coupure!…. Quelque chose arrive dans une région de moi où je ne suis pas. Ctte région est comme sans issue tant que je n’y suis pas. D’où l’effet de choc.

Surprise – L’événement inattendu se propage plus vite que toute autre perturba5on. Il devance tout. Il devance la mémoire.
De sorte qu’il arrive avant des évènements qui lui sont antérieurs – Il les reçoit.

Soit que j’oppose une résistance, soit que je la subisse. Je ne suis qu’attente et détente.

Le rat et le serpent

Jean Pierre Brisset

Le Rat et le Serpent. Les causes et les effets….

L’ancêtre ne voyait que son sexe, il le voyait partout : partout c’était la queue qui le frappait.

Le mot rat, re a, désigna le sexe mâle et le premier qui vit un rat n’en vit que la queue.
Quel re a ! quel rat ! Le rat doit donc son nom à sa queue démesurée.
Le rat bat ! –Rabats-le. Et nous avons l’origine du rabat. Je vais te le rat battre. J’ai rat battu. Rabattu.
J’ai le rat beau. Rat beau t’ai, je vais te le raboter. Ce rat corde ai, ils vont se raccorder. Le rat fermit, je le raffermis. En rat j’ai, je suis enragé. Je le rat longe. Je le rallonge. Il rat mol y. C’est un vieux rat mollit. Au rat, au ratons, le tends !. Aura-t-on le temps ? Je bats, le rat pelle. Je bats le rappel Tu t’en rat pèleras. Tu t’en rappelleras

La chose dont on se rappelle le plus profondément, si l’on n’a pas été débauché avant l’âge par la circoncision ou autrement, c’est le pelage du rat, le dépouillement du prépuce.
Comme l’ancêtre était surpris par les violente érections sont rat pelait, se couronnait peu à peu, et il en éprouvait des souffrances analogues à celles de la vierge déchirée par le rat pelant. Aussi l’expression : je m’en rappelle, est-elle une des plus enracinée dans l’âme française. L’ancêtre avait le bras court, il ne pouvait de sa main le rat peler, ni le rat voir. Quand un nouveau criait ses souffrances, ceux qui avaient passé par là s’en rappelaient. Le verbe peler, peux l’ai et pelle = mange-le, étaient alors bien formés car la pelle ou peau s’offrait à la bouche qui fut la première pelle, et la grenouille mange sa peau, l’appeau qu’elle préfère.
Plus tard, les enfants des hommes, les gamins se pelèrent le rat et ceux-là disent : je me le rat pelle, je te le rat pellerai. Ils se rappellent leur enfance ; mais l’enfance de l’humanité, ils ne s’en rappellent pas.

Le sexe, sous le nom de rat, rendit les dieux radieux, rat d’yeux. Ils sont radis eux.
Le radis du mot radieux nous dit que le gland du diable était de la grosseur du radis.
Ainsi que le rat, le serpent est originairement la queue du diable. Le serpent n’est qu’une longue queue traînante. Le ce air pend, le cerf pend. Le cerf-volant est bien une queue volante et pendante. L’ancêtre serpent, pour inspirer confiance montrait sa queue pendante, il avait alors l’air radouci, l’air mite.
(Mais) la queue osait, l’ai fait ; la cause et l’effet. L’est queue osée, l’aise ai fait ; les causes et les effets. J’ai un nœud, ose ! Je ne ose, je n’ose. Haut z’ai, je puis oser. Queue haut z’ai, on va causer. La queue ose, et cela fit et fait causer. La queue ose et rie ; la causerie plait. La queue ose, je n’en suis pas la cause.
Quant aux effets, on sait qu’il n’y en a pas sans cause. Séant queue ose. Ai fait, à l’ai fait, en ai fait, qu’est l’ai fait ! De l’ai fait, ça fait de l’effet. Mets tes effets, c’est moi qui les ai faits. Je l’ai, ai fait que tu ai é. J’ai au bé tenu, l’ai fait. Ainsi l’homme n’est pas une cause mais un effet, un ai fait.
Tout ce qui pense, tout ce qui parle, tout ce qui vit, c’est moi qui vous ai faits ; vous êtes mes ai faits, et mes effets.

Prolixe

textes de Léo Larroche

Embranchements

Les miracles de Prolixe
Guérison de l’œdème de la bouche
Tous ceux qui s’embrassaient à l’heure précise où Prolixe apparaissait avaient la langue qui enflait démesurément. Elle pouvait atteindre alors des proportions gigantesques. Il n’y avait qu’un seul moyen d’empêcher l’éclatement des tissus : gratter la surface de la langue d’une statue de Prolixe et utiliser en tisanes la décoction obtenue.

Quelques instants avant l’apparition de Prolixe. Silence absolu dans la nature. Puis on entend un murmure qui s’amplifie de plus en plus distinctement jusqu’à l’apparition.
Plusieurs voix qui s’entrecoupent et se rejoignent.
Voix : PRRR – OHHHL – RRR – KSS KSS – LI – PRO – LLL – RRR –(E)- LIX – RHÖÖÖ – KSS – PRR – IKSS – PEU – Ö – EUL – LI – EUP- PÖ – LI – PÖ – LI – KE –SE – PE – RE – Ö – LIX. (Un peu comme un appel)

On prête à Prolixe l’emploi de formules savantes et obscures
telles que :
. Je découpe la langue comme la chair à saucisse.
. Hier la parole fut. Aujourd’hui l’avez oubliée.
. Langue morte, et pourtant large et saignante.
. Qui parle peu verra sa langue tomber.
. A la pie répond la carpe.
. Tâchez de comprendre, car les mots ont une signification.
. Du fil de la pensée tombe la parole qui rebondit sur la langue.
. Dire et penser, cela n’a rien à voir
. Barthes lui-même disait… etc.
. La « parole » humaine de la sainte est un pont entre Dieu
inaccessible et les hommes.
. Le Ciel s’est servi de moi comme bouche, pour mécaniser sa parole.
. Eh bien, ton silence sera ta confession ( à un muet).
. La langue du chrétien n’est-il pas le vrai temple du saint Esprit ?
. Dieu n’a pas fait les langues, ni les bouches : il a actionné le
Mécanisme de la Parole.
. Je suis celle qui parle.
. Cessez de sucer des cailloux.

Le soldat s’appelait Thibaut Tristebourses dit « Pas de bol ». Ses seuls biens étaient son casque qu’il avait fauché sur la dépouille d’un colonel et qu’il ornait d’une grande plume rouge, quatre pochettes de cuir accrochées à sa ceinture et une serpette. Il avait pris pour habitude de ne jamais se laver, ce qui lui donnait un aspect déplorable : les yeux globuleux, les dents gâtées, le gilet de cuir troué et tâché, le pantalon bouffant couvert de boue. De ses larges mains sortaient des doigts démesurément longs et noueux qu’il agitait lentement sous le nez des gens. Il se déplaçait rapidement et parlait vite. Après le martyr de Prolixe il tomba sous le châtiment du mutisme stupide.

Dialogue muet entre Prolixe et la Corneille
Elles se font face. La C s’avance et tape de son bec le haut du front de P.
La bouche de P. s’entrouvre et on entend un chuchotement à peine
audible. La C. penche la tête et enfonce son bec dans la bouche de P. Elle écarte les ailes et recule lentement en tirant un ruban de papier.
On entend un « clic ». La C. lâche le ruban. La tête de P. se tourne. Le ruban se déroule tout seul et on entend clairement les mots prononcés par P. La C. va se mettre sur son perchoir et commence à croasser bruyamment, couvrant les mots de P.

Il arrivait que le mécanisme de Prolixe s’enraye sous la pression de son vocabulaire. Les mots, au lieu d’être énoncés, s’accumulaient dans sa tête ; et comme les mots ne peuvent pas rester en l’air ils se gravaient automatiquement sur un ruban de papier. Mais la tête de P. risquait d’exploser sans l’aide précieuse de la Corneille. Toujours présente lors des apparitions de Prolixe, elle voltigeait jusqu’à elle et glissait sa tête.
Elle assistait au déchaînement substantivé. Autour d’elle défilaient à une vitesse vertigineuse les listes innombrables et les noms affolés qui s’enroulaient contre les parois de la boîte crânienne. La Corneille devait agir avec dextérité. D’un coup de bec rapide, elle se saisissait de l’extrémité du ruban (l’amorce, le déclencheur) et fermement se tournait en arrière. Passé le trou de la bouche le ruban pouvait se déployer librement et Prolixe d’émettre ses mots de façon audible. La Corneille était très contente, à chaque fois, et riait bruyamment.

La Corneille tourne dans le ciel
Elle a une voix grave et sonore
Elle a de l’affection pour Prolixe
Elle est de nature calme. Constante. Des fois elle s’agace pour des choses qui peuvent paraîtrent sans importance ou trop subtiles.

Variations :

. Il fallait disposer la tête de Prolixe d’une certaine façon dans un courant marin pour que l’eau la traverse et ressorte sous forme de mots glougloutés.
. Le Maître de Ste Prolixe sculptait dans la glaise les métamorphoses du visage aux traits changeants, reproduisant en volume le Miracle des multiples Faces de Prolixe.
. Prolixe n’avait chaque nuit qu’un très court temps de rêve autorisé. Aussi développa-t-elle un sommeil très synthétique pour pouvoir faire le plus de rêves en un minimum de temps. Elle abandonna progressivement pendant ses repos couvertures, oreillers, draps, lit… pour ne plus rêver qu’éveillée.
. Prolixe avait une montre / un chronomètre / un cadran solaire / une pendule / un carillon / un coucou / une clepsydre / un sablier dans la tête.
. L’écoute attentive des reliques sonores indique que la Tête coupée de Prolixe mangeait des Fayots.
. Le vicaire s’appelait Roland Risdebourses dit « Fraisjoyeux ». Ses seuls biens étaient sa calotte qu’il avait reçue des mains du prêtre de son village, trois chapelets de bois pendus autour de son cou et un bréviaire.

. Des images blasphématoires de Prolixe circulaient également, comme l’atteste R.W. Eckard ( Le saint dans le lupanar in L’érotisation du sacré) dans les maisons de passe des villes commerçantes. Les nones et les moines qui se compromettaient dans ces lieux apportaient avec eux une petite représentation de Prolixe destinée à délier la langue et non plus le mot…Ce qui n’aurait eu aucune utilité ici peut sembler plus valable d’un strict point de vue religieux, mais au niveau pratique on peut dire que les deux effets sont tout aussi recevables. Ces usages sont évidemment plus conformes aux habitudes variées de l’homme moderne, si l’on s’en réfère aux travaux récents de Bartholomé Citron (Discours et pratiques sexuelles).

Récit de la Corneille :

La Corneille tournait dans le ciel. Au-dessus de la grand place elle entendit des cris. Elle amorça alors un mouvement de descente circulaire et s’arrêta au sommet d’une colonne. Un soldat traînait une jeune fille par les cheveux et se dirigeait vers le gibet, au milieu de la place. Arrivé près de la potence il empoigna une hache, jeta la jeune fille sur l’estrade et monta à son tour. Puis il plaça la tête de l’infortunée sur un billot de bois ; il leva sa hache et l’abattit sur son cou.
A cet Instant le Choc de la Hache est répercuté par le Choc qui frappe l’Esprit de la Corneille, si violemment que la pauvre bête se coupe la langue, et l’avale. Elle pousse un cri éperdu qui actionne en elle le Mécanisme de la Parole et c’est pourquoi tous ceux qui étaient présents lors de ce miracle purent témoigner et révéler les premiers Mots de la Corneille.

Prolixe
novembre 2003

Prolixe vivait dans le département de la Drôme (qui ne l’était pas encore au IVe siècle, mais une province demi romaine). C’était la dernière née d’une famille de huit enfants. Le père, exaspéré par les cris et babillages des petits, avait décidé d’accorder à chacun un temps de parole et/ou de manifestations vocales limité. Ainsi, Apolne, dix ans, intervenait à matines; Germain, neuf ans, devait s’exprimer à laudes; Adelfe, huit ans, émettait à midi; les remarques de Gonthe, six ans, n’étaient autorisées qu’après midi, etc. Prolixe intériorisa très tôt l’interdit et dès ses trois ans, elle ne posa les questions habituelles aux enfants de cet âge (qu’est-ce que la poussière ? pourquoi est-ce que j’ai des cheveux ? etc) qu’autour de dix-huit heures, ce qui l’obligea précocement à un effort de synthèse remarquable. Le reste du temps, elle vaquait à ses occupations dans un silence absolu. Si on la rencontrait dans ces moments, on pouvait en déduire qu’elle était un peu arriérée, ou stupide. Mais il suffisait de la surprendre à l’heure dite pour être ébloui par sa capacité de réflexion et le génie qu’elle avait à dénouer n’importe quelle difficulté de pensée.

Prolixe n’avait chaque jour qu’un très court temps de parole autorisé. Aussi développa-t-elle un langage très synthétique pour en dire le plus en un minimum de temps. Elle abandonna progressivement pendant son existence adverbes, verbes, adjectifs, articles…pour ne prononcer que des substantifs.
En parlant Prolixe ne se consacrait pas à l’énoncé de ses opinions ou de ses projets d’action, elle usait pour ça de langages visuels et corporels.
Prolixe additionnait à voix haute les noms de toutes choses.

Prolixe n’avait chaque nuit qu’un très court temps de rêve autorisé. Aussi développa-t-elle un sommeil très synthétique pour pouvoir faire le plus de rêves en un minimum de temps. Elle abandonna progressivement pendant ses repos couvertures, oreillers, draps, lit… pour ne plus rêver qu’éveillée.

Un jour elle croisa un étranger (ou bien un soldat,…) qui lui demanda son chemin (ou bien son avis sur sa tenue vestimentaire,…).
Elle essaya de lui expliquer cela par signes.
Lui crut qu’elle l’insultait et il la traîna jusqu’à la place du village (ou bien au sommet de la colline,…) et il la décapita. …

Le soldat traîna la petite sur la place du village, fit appeler tout le monde, des vieillards aux marmots, et la décapita personnellement en une seule fois à l’aide d’une serpette. C’est alors que le miracle se produisit: Prolixe se releva, alla à l’aveuglette chercher son chef – qui n’avait cessé de protester de l’injustice qui lui était faite -, le prit sous son bras et, tandis qu’il parlait toujours elle s’engagea dans la rue principale (qui n’était qu’un chemin), et disparut dans un rayon de soleil déclinant. Depuis, chaque jour vers dix-huit heures, elle apparaissait un peu à n’importe quel endroit – lavoirs, entrée de l’église, étable, ou en plein champ -, sa tête fermement tenue et discourante.

La Corneille tournait dans le ciel. Au-dessus de la grand place elle entendit des cris. Elle amorça alors un mouvement de descente circulaire et s’arrêta au sommet d’une colonne. Un soldat traînait une jeune fille par les cheveux et se dirigeait vers le gibet, au milieu de la place. Arrivé près de la potence il empoigna une hache, jeta la jeune fille sur l’estrade et monta à son tour. Puis il plaça la tête de l’infortunée sur un billot de bois ; il leva sa hache et l’abattit sur son cou.
A cet Instant le Choc de la Hache est répercuté par le Choc qui frappe l’Esprit de la Corneille, si violemment que la pauvre bête se coupe la langue, et l’avale.
Elle pousse un cri éperdu qui actionne en elle le Mécanisme de la Parole. Tous ceux qui étaient présents lors de ce miracle purent témoigner et révéler les premiers Mots de la Corneille.

La Corneille tourne dans le ciel
Elle a une voix grave et sonore
Elle a de l’affection pour Prolixe
Elle est de nature calme. Constante. Des fois elle s’agace pour des choses qui peuvent paraîtrent sans importance ou trop subtiles.

Le soldat s’appelait Thibaut Tristebourses dit « Pas de bol ». Ses seuls biens étaient son casque qu’il avait fauché sur la dépouille d’un colonel et qu’il ornait d’une grande plume rouge, quatre pochettes de cuir accrochées à sa ceinture et une serpette. Il avait pris pour habitude de ne jamais se laver, ce qui lui donnait un aspect déplorable : les yeux globuleux, les dents gâtées, le gilet de cuir troué et tâché, le pantalon bouffant couvert de boue. De ses larges mains sortaient des doigts démesurément longs et noueux qu’il agitait lentement sous le nez des gens. Il se déplaçait rapidement et parlait vite. Après le martyr de Prolixe il tomba sous le châtiment du mutisme stupide.

Le vicaire s’appelait Roland Risdebourses dit « Fraisjoyeux ». Ses seuls biens étaient sa calotte qu’il avait reçue des mains du prêtre de son village, trois chapelets de bois pendus autour de son cou et un bréviaire.

Quand par épuisement elle s’est effondrée, une pluie de langues de boeufs a commencé à tomber. Il a plu 18 jours sans arrêt. Tellement qu’on dit que le village a disparu de la surface de la terre.
Pendant le miracle de la tête de Prolixe, sa langue a commencé a s’allonger sans cesse, jusqu’à l’étouffer. Quand Prolixe a disparu derrière cette montagne de langue on a pu la mesurer :18 mètres. Aujourd’hui on représente Prolixe avec la langue de sa tête pendue jusqu’au sol. L’expression “avoir la langue bien pendue” (la parole facile) vient de là.

Après sa décapitation Prolixe poursuivit sans jamais s’arrêter son interminable énumération de substantifs que le moine Bessarion releva méticuleusement durant cinq pleines années. Il existe encore un manuscrit de ce relevé des Mots de Prolixe contenant plus de 200. 000 mots répertoriés !
Le sens de cette sorte de nomenclature n’est pas explicite ! Seule une analyse statistique portant sur les occurrences de certains noms, les parentés, voisinages, alitérations, consonances…peut dégager quelques significations qui demeurent cependant toujours enigmatiques.

Le recueil des Mots de Prolixe du moine Bessarion est écrit en Latin, mais cela ne nous dit rien de la langue utilisée par Prolixe.
L’hypothèse des commentateurs est la suivante : la Tête coupée de Prolixe ne parlait pas la même langue que la Tête-de-Prolixe-sur-ses-épaules.
L’écoute attentive des reliques sonores indique que la Tête coupée de Prolixe parlait Grec.

L’écoute attentive des reliques sonores indique que la Tête coupée de Prolixe mangeait des Fayots.

Comment Prolixe pouvait-elle se faire entendre alors que sa tête était détachée de son corps ?
Elle articulait sans cesse les substantifs mais, privée de poumons et de cordes vocales, n’émettait aucun son audible.
Il fallait disposer la tête de Prolixe d’une certaine façon dans un courant d’air pour qu’un souffle la traverse et que son articulation muette se transforme en chuchotement audible.
C’est en plein vent que la parole de Prolixe s’exprimait le plus intelligiblement.

Il arrivait que le mécanisme de Prolixe s’enraye sous la pression de son vocabulaire. Les mots, au lieu d’être énoncés, s’accumulaient dans sa tête ; et comme les mots ne peuvent pas rester en l’air ils se gravaient automatiquement sur un ruban de papier.

Il fallait disposer la tête de Prolixe d’une certaine façon dans un courant marin pour que l’eau la traverse et ressorte sous forme de mots glougloutés.

Quand on avait un mot coincé au bout de la langue il suffisait d’invoquer Prolixe pour le libérer.
Tous les mots libérés par Prolixe au cours d’une journée, lui parvenant sans de toutes parts, s’accumulaient et faisaient pression sur sa langue et finalement se déversaient au cours de ses 15 minutes de parole journalière.

Le visage de Prolixe-la Tête-sur-les-épaules était laid au point qu’il était impossible de le regarder fixement sans se détourner.
Le visage de Prolixe se transforma radicalement au moment de sa décapitation. En quelques heures il ne conserva presque rien de ses traits d’origine mais ne se fixa dans aucun état particulier ; il ne cessera jamais plus – en réalité – de se transformer.
Les représentations de Prolixe (il en existe plus de 350 répertoriées) réalisées durant la période active de sa Tête postérieure à sa décapitation (une trentaine d’années au moins), attestent de ce changement d’état permanent qui devint très vite la part la plus attractive du spectacle de Prolixe, bien plus que son étonnante éloquence, bien plus que l’étonnante vivacité de sa Tête coupée (phénomène presque répandu en ce temps où l’on dénombre plus de 120 Saints et Saintes céphalophores en activité).
Tous les visages de Prolixe étaient à la fois distincts et contenus les uns dans les autres.
Cette extraordinaire particularité fut à l’origine d’une école de peinture très active jusqu’à la moitié du XIIIème siècle. Les peintres d’icônes et d’enluminures vinrent de l’Europe entière pour s’exercer à la représentation de ce visage aux traits changeants.

Le Maître de Ste Prolixe sculptait dans la glaise les métamorphoses du visage aux traits changeants, reproduisant en volume le Miracle des multiples Faces de Prolixe.

L’un d’eux – le Maître de Sainte Prolixe – réalise en 1160-70 un
tableau fameux qui fait l’objet d’une véritable dévotion pendant plus d’un siècle puisqu’il reproduit en image le Miracle des multiples Faces de Prolixe.
Le tableau offrait aux spectateurs – sans qu’il leur soit possible d’observer une apparente transformation – un visage d’un instant à l’autre toujours différent.
Notre Relique Majeure (le moulage – en creux – de la tête de Prolixe, réalisé en 1185 et conservé dans une chasse-reliquaire), est l’un des moments du Visage de Prolixe, l’une de ses versions.

Dans la Tête de Prolixe : c’est pas grand chose… C’est une chambre vide que traversent de temps en temps des courants d’air.
Les courants d’air passent par la bouche, ils rendent audibles les mots qu’articulent sans cesse les lèvres et la langue de Prolixe. Mais ça se passe là déjà au dehors de la chambre, dans une antichambre à l’extérieur.
Les murs de la chambre gardent en mémoire l’écho des courants d’air et des mots qui circulent dans la bouche.
Il y a quand même quelque chose dans la Tête qui relève plutôt de la mécanique : c’est un dispositif horloger qui ouvre chaque jour à telle heure la porte qui donne sur la bouche et laisse passer le courant d’air.
Prolixe avait une montre / un chronomètre / un cadran solaire / une pendule / un carillon / un coucou / une clepsydre / un sablier dans la tête.
Sur la langue de Prolixe et entre ses lèvres passent les Noms Communs. Dans la Tête de Prolixe une Mécanique active régulièrement la Pneumatique de la parole et la rend audible.
C’est l’enveloppe donc qui compte. C’est dans l’enveloppe que ça se passe …dans ses plis et toutes ses peaux superposées. La bouche de Prolixe est du côté de l’enveloppe : un creux ; au fond est accrochée la langue, en dessous s’ouvre la porte qui communique avec l’intérieur de la Tête et par ou passe l’air pour la voix.

LE DIT DE PROLIXE

Comme dans les jeux d’enfants : « on dirait que tu porterais ta tête entre tes mains mais que tu serais pas mort « , l’essence des êtres est dans leur nom.
De cinq à sept, Prolixe n’avait pas la langue dans sa poche (à cet instant elle l’avait même bien pendue) ; toujours à la même place – au rond-point dit des Homélies Continuelles – elle installait son petit théâtre de mots. L’oratrice inontdait alors son auditoire sous ses prosopopées et la véhémence emphatique de son discours, pourtant chuchoté, transformait son visage en une masse gélatineuse mobile et de la surface de sa peau s’exhalait des perles de sang. ; seule une longue plainte marmonnante pouvait apaiser son âme « Gesu, guarda le lacrime sanguinose di quella, che ti ha amato piu di tutti quaggiù e ti ama intimamente nel cielo… ».
A cette surexcitation succédait un état de prostration, temps nécessaire à la révélation latente de son visage pétrifié dont elle essuyait les larmes avec ses cheveux.

Elle arborait une chevelure tentatrice qui contrastait singulièrement avec son sourire denticulé.
Dès qu’elle nattait ses cheveux, elle prenait une voix de tête et entonnait des psalmodies nasillardes.

Variations

Prolixe vivait dans le département de la Drôme (qui ne l’était pas encore au IVè siècle, mais une province demi romaine). C’était la dernière née d’une famille de huit enfants. Son père, qui était l’homme qui l’avait recueilli au bord d’un étang ; on raconte que Prolixe resta pendant plus de cinq jours dissimulée au milieu des roseaux exaspéré par les cris et les babillages des petits, avait décidé d’accorder à chacun un temps de parole limité, une fois par jour, à heure fixe
Prolixe ne pouvait parler qu’en revenant des champs pour ensuite se taire jusqu’au dessert. Prolixe intériorisa très tôt l’interdit et dès ses trois ans, elle ne posa les question habituelles aux enfants de cet âge (qu’est-ce que la poussière ? pourquoi est-ce que j’ai des cheveux) qu’autour de dix-huit heures. Quelle meilleure manière (méthode) pour obliger un enfant à la pertinence ? A ce propos, on ne sait toujours pas quel fut le premier mot articulé par Prolixe La jeune fille grandissait et il suffisait de la surprendre à l’heure dite pour être ébloui par sa capacité de réflexion et le génie qu’elle avait à dénouer n’importe quelle difficulté de pensée.
La plupart du temps, Prolixe donnait des conseils. Des conseils très avisés.
Un jour, Prolixe rencontra un paysan qui rentrait ses vaches à l’étable. L’une d’elles avançait plus lentement et plus pesamment que les autres, gênée par la lourdeur de ses mamelles. Le paysan entra dans une grande fureur, injuria, frappa la vache. Prolixe avait tout vu.
Non, elle avait tout entendu et n’avait rien pu voir car la scène se déroulait dans le creux d’une butte
Elle s’approcha alors de l’homme et lui parla en ces termes : « Vois comme tu maltraites cet animal. Ecoute ma bonne parole : elle doit être soulagée de son lait ici même et pas ailleurs » Une autre version de la légende a été écrite par le moine Bessarion.
Selon lui, voici quelles auraient été les paroles de Prolixe : « Si tu n’es pas capable d’entendre la souffrance de cet animal, tu ne sauras pas ce qui arrive alors à son lait : il tourne dans ses mamelles et se change en beurre. » Cette phrase prophétique serait à l’origine de l’un des attributs de Prolixe, la motte de beurre. La langue de la vache (ou langue de bœuf) lui appartient également.
Prolixe parlait-elle latin ? ou grec ? que parlait-on dans la Drôme au XIIè siècle ? Finalement, cela n’est pas très important. Il nous reste, ça et là, les paroles de Prolixe, retranscrites par les moines des couvents de Differdange, de St Alyre et d’Izama. Prolixe est une sainte méditerranéenne : sa langue est celle des dialectes et des patois parlés entre la Provence et les rivages de la Turquie. Quelle surprise de découvrir, dans un manuscrit portugais du XVè siècle, une formule savante qu’on ne peut pas hésiter à lui attribuer : « Langue morte, et pourtant large et saignante »
Epouvanté, le paysan se penche sur les pis de la vache et s’exécute. Arrive un soldat affamé qui ordonne qu’on lui donne le lait
Le soldat s’appelait Thibaut Tristebourses dit « Pas de bol ». Ses seuls biens étaient son casque qu’il avait fauché sur la dépouille d’un colonel et qu’il ornait d’une grande plume rouge, quatre pochettes de cuir accrochées à sa ceinture et une serpette. Il avait pris pour habitude de ne jamais se laver, ce qui lui donnait un aspect déplorable : les yeux globuleux, les dents gâtées, le gilet de cuir troué et tâché, le pantalon bouffant couvert de boue. De ses larges mains sortaient des doigts démesurément longs et noueux qu’il agitait lentement sous le nez des gens. Il se déplaçait rapidement et parlait vite. Après le martyr de Prolixe il tomba sous le châtiment du mutisme stupide.

Le malheur fut (était) que Prolixe parlait et discourait sans cesse sur de nombreux sujets, qu’elle fit voir au soldat que la vache n’était pas à lui, que Rome n’avait pas le droit de prélever de la nourriture hors les taxes mensuelles, et alors le soldat ordonna à Prolixe de se taire, mais Prolixe parlait toujours, et d’un coup d’un seul il lui coupa la tête avec sa serpette.  : ce qui est étrange ; il est plus probable qu’il ait du recommencer deux ou trois fois si on considère que les cordes vocales de Prolixe étaient très entraînées.
C’est alors que le miracle se produisit : Prolixe se releva, alla à l’aveuglette chercher sa tête elle n’avait plus d’yeux pour voir mais seulement une bouche pour parler
–qui n’avait cessé de protester de l’injustice qui lui était faite -, la prit sous son bras ; et le plus étonnant était que la tête parlait toujours, qu’elle marmonnait des malédictions, qu’elle prédisait le pire
qu’elle souriait de joie et que dans un grand éclat de rire elle dit bonsoir au monde.
qu’elle parla dans une langue que personne ne comprit
que les mots qu’elle prononça furent : « Gesu, guarda le lacrime sanguinose di quella, che ti ha amato piu di tutti quaggiù e ti ama intimamente nel cielo… ».
C’est alors qu’elle annonça le règne de sa parole.
Il est effectivement d’usage d’invoquer Prolixe lorsqu’on a un mot coincé au bout de la langue. Tous les mots libérés par Prolixe au cours d’une journée, tous ces mots lui parviennent de toutes parts, s’accumulent et font pression sur sa langue et finalement se déversent au cours de ses 15 minutes de parole journalière.
On raconte qu’elle disparut dans un rayon de soleil déclinant, et que depuis, chaque jour vers dix-huit heures, elle apparaissait dans divers endroits – tel que les lavoirs, l’entrée de l’église, les étables, ou en plein champ -, sa tête fermement tenue et discourante.
Au début elle n’apparaissait que dans la Drôme. Petit à petit, elle se déplaça vers l’est, elle traversa les Alpes, elle passa par les villages du Piémont, elle parcourut toute l’Italie du Nord. Après elle visita la Croatie. Elle s’y arrêta longtemps, on ne sait pas pourquoi. Sur la carte Prolixe ne semble avoir pas suivi d’itinéraire réfléchi, car on remarque que ses déplacements font des boucles et sont incohérents. A plusieurs reprises elle est revenue en arrière.
Apparemment , elle a suivi deux routes : l’une au Nord, en traversant la péninsule balkanique, l’autre au Sud, le long des 1500 km de côtes croates. Il faut rappeler que Prolixe n’avait pas la tête sur les épaules : c’est pourquoi plusieurs penseurs ont émis une hypothèse, qu’étant donné la séparation entre d’un côté le corps de Prolixe, de l’autre sa tête coupée, il est possible que les deux aient empruntés des chemins différents, sans que cela soit un hasard, encore mieux : ils l’avaient sûrement prévu.
D’ailleurs ils se sont retrouvés. Tous leurs efforts ne tendaient que vers un lieu, un lieu mythique que l’on n’a pas encore découvert, mais qui se trouve, sans hésitation possible, en Grèce.

Je voudrai ajouter ceci : si nous parlons aujourd’hui, si nous parlons de Prolixe, moi qui parle j’ai envie de dire que ce n’est pas par
dévotion. Ce serait un contresens qui nous ferait perdre beaucoup de temps – ett sachez que le temps de Prolixe est précieux. Pas compté, mais précieux. Je parle, je parle, j’arrive à des conclusions qui valent ce qu’elles valent. Peut-on se passer du caractère
sacré des choses ? Est-ce que c’est possible ? Et puisqu’on en est là, est-ce que ce n’est pas nécessaire ? Pour ma part, Prolixe n’a jamais représenté autre chose que la force des mots articulés par une bouche. Il n’est pas inutile de le dire et il est même important de le souligner, quitte à dévoiler un peu trop les raisons pour lesquelles je m’adresse à vous. Mon intention est d’être clair. Aussi clair,
tenez, aussi clair que dans un livre ! J’ai déjà envisagé d’écrire un livre sur Prolixe, ce serait un livre qui résumerait tous les autres mais qui ne pourrait être comme aucun autre. Je veux dire, c’est impossible, un livre sur Prolixe, un livre qui parlerait de Prolixe, non, un livre où parlerait Prolixe. C’est elle qui parle, où est-ce que c’est moi ? Qui de nous deux ? Parce que personne ne peut le faire à ma place je traduis sans cesse ce qu’elle a à dire et je me demande si un jour, on ne voudra pas mettre Prolixe dans un musée, et j’espère être encore là pour parler d’elle, pour parler avec elle, mais ce n’est pas sûr.

Devises de Prolixe :

Raymond de Penyafort resta seul sur sa roche pendant quinze ans, mangeant seulement une fois par semaine. Son esprit indépendant était mal considéré : le roi de Majorque l’arracha un jour à sa solitude et le retint dans son île. On dit qu’il étendit alors son manteau sur la mer et que, relevant un pan avec son bâton, il vogua jusqu’à son rocher, poussé par le vent.

«Mes paroles deviennent des icebergs »
Prolixe 1180

Saint Syméon Stylite l’Ancien vit d’abord au fond d’un puit, puis il s’enchaîne à un rocher. Finalement il devient stylite, c’est-à-dire qu’il vit au sommet d’une colonne
de 16 m pour protéger sa solitude.

« Du fil de la pensée tombe la parole qui rebondit sur la langue » Prolixe 1152

Dans le désert de Scété, Saint Agathon, gardait le silence total en suçant des cailloux

« Au semi convaincu s’oppose
l’inébranlable incrédule. »
Prolixe 1170

« Tâchez de comprendre,
car les mots ont une signification »
Prolixe 1145

Saint Hilaire de Poitiers est tourmenté par la question du sens de la vie. Il est transporté de joie quand il lit cette phrase biblique :
« Je suis celui qui est »

Saint Scubitule – saint masculinisé (de Sainte Escubile) – fut (dit-on) ardent iconoclaste, jusqu’à refuser sa propre image et toujours porter un voile sur son visage

« Eh bien, ton silence sera ta confession
(à un muet) »
Prolixe 1144

« Dire et penser, cela n’a rien à voir »
Prolixe 1156

Des images pieuses de Prolixe circulaient sous la soutane dans de nombreux couvents. Elles étaient destinées à délivrer celle qui, ne pouvant se souvenir d’un mot, ne parvenait pas à retrouver le calme par la prière. Un signe de croix devant l’image de Prolixe, déliait le mot rebelle coincé sur la langue de la none. Depuis il est d’usage d’invoquer Prolixe quand on a un mot au bout de la langue.

Des jaloux accusent Grégoire de Narek d’hérésie. Pour lui tendre un piège, on lui apporte un pâté un jour de jeûne. Il rend la liberté aux oiseaux cuits et ceux-ci, en s’envolant, lui rendent en retour sa réputation d’orthodoxie.

« N’est pas oiseau de malheur qui veut »
Hélier a commencé à exécuter des miracles à la mort de son protecteur : parmi eux, la négociation avec les lapins qui tourmentaient son potager ; l’enlèvement d’un serpent de la bouche d’un homme ; la découverte d’un petit garçon coincé au fond d’un puit.

« Pardonnons aux pêcheurs comme les vers pardonnent aux
goujons »
Prolixe 1168

« Le fou n’est rien d’autre qu’un cochon pendu »

« Jouons-nous des surfaces interlopes »

« Restons à proximité des étangs »
Prolixe 1190

Langue morte, et pourtant large et saignante
Tâchez de comprendre, car les mots ont une signification.

Du fil de la pensée tombe la parole qui rebondit sur la langue.
Dire et penser, cela n’a rien à voir

Le Ciel s’est servi de moi comme bouche, pour mécaniser sa parole
Le salut se dispense de rester couché

Hier la parole fut. Aujourd’hui l’avez oubliée.
Je suis celle qui parle.

Qui parle peu verra sa langue tomber
Eh bien, ton silence sera ta confession (à un muet).
À la pie répond la carpe

Les chaussettes ne se trouaient pas en 1149.
Les moustiques ne piquaient pas en 1149.
Les femmes ne ronflaient pas en 1149.

Les oedèmes de la bouche se sont multipliés en l’an 1022.
N’est pas oiseau de malheur qui veut

On ne meurt pas d’avoir la langue bien pendue
Perdre sa langue c’est apprendre à voyager

Au semi convaincu s’oppose l’inébranlable incrédule.
Les fruits de la parole se goûtent sur la langue

La géographie de la Drôme ressemble très étrangement à celle de l’Illyrie.
Le fou n’est rien d’autre qu’un cochon pendu.
Jouons-nous des surfaces interlopes.

La corneille

1. Moi je suis la Corneille
Et si on commençait ?
Je suis la Corneille et voici Michel Chouquet. Et si on commençait ? Michel Chouquet travaille sur la collection des Reliques Partielles de Sainte Prolixe. Là, sur la table, il y a une empreinte en papier obtenue à partir d’un moulage réalisé en 1185.
Observons maintenant ce qui s’est passé.
L’exécution de Prolixe a lieu en 1150. On sait qu’elle déclara alors qu’elle ne cesserait jamais de prononcer les mots qu’elle avait dans la tête. Rappelons-nous qu’elle parla sans s’arrêter jusqu’en 1187. La tête ensuite s’est perdue. Aujourd’hui, il n’en reste que quatre fragments, que nous possédons et que nous allons vous présenter.

2. Ce n’est pas la peine de regarder trop longtemps cette tête-là. Ecoutons-là plutôt avec attention. Prolixe utilise un langage particulier, constitué uniquement de substantifs. Elle a abandonné adverbes, verbes, adjectifs, articles pour en dire le plus en un minimum de temps. Prolixe additionne à voix haute les noms de toutes choses.
Mais comment Prolixe peut-elle se faire entendre alors que sa tête est détachée de son corps ?

3. Entrons plus profondément dans la tête de Prolixe. Y a-t-il des poumons, des cordes vocales ? Non, c’est évident. Alors d’où vient le souffle ?
Tout dépend de la façon dont la tête est orientée. Il faut la disposer d’une certaine façon dans un courant d’air pour qu’un souffle la traverse.
Réfléchissez : c’est en plein vent que la parole de Prolixe s’entend le plus clairement.

11. Qu’est-ce que dit cette Relique ? C’est très simple, écoutez : au lieu de mmmmmh ce serait plutôt un scliiiiiiiiiiuuuuuk contradictoire mais kcrrckrarrck est plus compréhensible quant à tingtetingtet alors ! pouloupoupou non, vraiment, rien à voir raaatapraaatap avec zdingdzdg prenons par exemple yazlrtra sans chremchrem on obtient jbibing plus zbiding sainte Barbe ! tiptptptpti notre Dame de Cunaud ! ftacaftacaftaca pour continuer huftihufti sans oublier nnnnnnnni et pour finir hmskn.

13. L’une de ses versions…Comment la reconnaît-on, Prolixe ? Quel visage prend-elle lors de toutes ses apparitions ? Son visage ; son visage, ses visages. On va voir comment on peut les reconstituer. Là derrière se trouve le Livre des Traits ; dedans, il y a… mais je laisse Michel Chouquet, qui se dirige vers le Livre, qui l’ouvre avec précaution, qui tourne délicatement la première page

Petite modification (histoire de la Corneille originelle)

4. Voici ce que me raconta ma mère la Corneille que lui avait raconté sa mère qu’elle tenait – transmis depuis 20 générations de notre aïeule la Corneille :
« Je tournais dans le ciel, quand tout à coup, arrivée au-dessus de la grand place, j’entendis des cris. Un soldat traînait une jeune fille par les cheveux et se dirigeait vers le grand gibet. Les gens sortaient en courant de leurs maisons pour regarder la scène, les femmes avec leurs petits enfants, et les vieillards, ceux qui n’avaient plus qu’un bras ou qu’une jambe, les hommes gros et les hommes maigres et les fous avec leurs dents pourries, et ceux qui étaient à l’église. J’amorçais un mouvement de descente circulaire et m’arrêtais au sommet d’une colonne. La jeune fille criait sans s’arrêter ; elle se débattait et frappait le sol de toutes ses forces. Autour d’elle, la foule était muette ; personne n’osait faire un seul geste. Arrivé près du gibet, le soldat empoigna une hache, jeta la jeune fille sur l’estrade et monta à son tour.
Puis il plaça la tête de l’infortunée sur un billot de bois ; il leva sa hache et l’abattit sur son cou »
A cet Instant le Choc de la Hache, répercuté par le Choc qui frappe mon Esprit, retentit si violemment dans ma tête que je me coupe la langue, et l’avale. Je pousse un cri éperdu qui actionne en moi le Mécanisme de la Parole.
Tous ceux qui étaient présents lors de ce miracle peuvent témoigner et rapporter mes premiers Mots

5. Pendant cinq ans, le moine Bessarion a relevé méticuleusement tous les substantifs prononcés par Prolixe. Comme il fallait bien s’arrêter un jour, le manuscrit du moine ne contient que 200 355 mots, mais imaginez à combien s’élèverait le nombre si quelqu’un avait prit sa relève !
Je n’explique rien, je ne fais que parler.

 

La Tête de Prolixe
26 octobre 2003

Dans la Tête de Prolixe : c’est pas grand chose…On pourrait dire qu’elle avait plus une idée derrière la tête qu’à l’intérieur (et cette localisation derrière n’est pas sans conséquence, nous le verrons…).
D’ailleurs il n’est jamais question du sens de ce que disait Prolixe : une longue litanie de mots livrée après sa décapitation, un strict nécessaire prononcé chaque jour en temps compté (15 minutes) avant son martyre.
Prolixe ne transmet aucune parole, ne délivre aucun message, ne révèle aucune signification, aucune vision ; seuls les Noms Communs, interminablement, passent entre ses lèvres.
La Révélation de Prolixe est entièrement contenue dans sa Transfiguration.

Alors, finalement, il n’y a presque rien dans la Tête de Prolixe. C’est une chambre vide que traversent de temps en temps des courants d’air. Les courants d’air passent par la bouche, ils rendent audibles les mots qu’articulent sans cesse les lèvres et la langue de Prolixe. Mais ça se passe là déjà au dehors de la chambre, dans une antichambre à l’extérieur.
Les murs de la chambre gardent en mémoire l’écho des courants d’air et des mots qui circulent dans la bouche.
Il y a quand même quelque chose dans la Tête qui relève plutôt de la mécanique : c’est un dispositif horloger qui ouvre chaque jour à telle heure la porte qui donne sur la bouche et laisse passer le courant d’air.

Sur la langue de Prolixe et entre ses lèvres passent les Noms
Communs. Dans la Tête de Prolixe une Mécanique active régulièrement la Pneumatique de la parole et la rend audible.

C’est l’enveloppe donc qui compte. C’est dans l’enveloppe que ça se passe …dans ses plis et toutes ses peaux superposées. La bouche de Prolixe est du côté de l’enveloppe : un creux ; au fond est accrochée la langue, en dessous s’ouvre la porte qui communique avec l’intérieur de la Tête et par ou passe l’air pour la voix.

Kilo

Extrait de La persuasion et la rhétorique de Carlo Michelstaedter

Un poids pend à un crochet .
Un poids pend à un crochet et parce qu’il pend il souffre de ne pouvoir descendre : il ne peut se dégager du crochet puisqu’en tant que poids il pend et en tant qu’il pend il est dépendant.
Nous voulons le satisfaire : nous le délivrons de sa dépendance, nous le laissons aller afin qu’il assouvisse sa faim du plus bas, et descende indépendant jusqu’à ce qu’il soit content de descendre.
Mais s’arrêter ne le contente en aucun des points atteints et il veut encore descendre, car le point suivant est plus bas encore que celui qu’il atteint chaque fois.
Et aucun des points futurs ne sera de nature à le contenter, n’étant nécessaire à sa vie que pour autant qu’il l’attend plus bas, mais chaque fois qu’il devient présent chaque point se vide entièrement de son attrait, n’étant plus le plus bas : si bien qu’en chaque point il manque de points plus bas et ceux-ci l’attirent d’autant plus: une même faim du plus bas le tenaille toujours, et en lui demeure, infinie, la volonté de descendre.
Tandis que si elle prenait fin en un point et s’il pouvait en un point posséder l’infinie descente, en ce point, il ne serait plus ce qu’il est : un poids.
SA vie est ce manque de sa vie. S’il venait à ne plus manquer de rien – mais était fini – parfait : s’il se possédait soi-même, il aurait fini d’exister. Le poids s’empêche lui-même de posséder sa vie et ne dépend plus d’aucune autre chose que de soi-même en tant qu’il ne lui est jamais donné de se satisfaire.
Le poids ne peut jamais être persuadé.

 

Promenade de têtes perdues

textes de Léo Larroche

 

Un dialogue de têtes coupées

1. et 2. = têtes coupées. 3. = tête coupée (radio) 4. = interviewer (radio)

4. Restons là-dessus, j’aimerais maintenant vous posez une question, à vous qui êtes une tête coupée. Qu’est-ce qu’un cépha- lophore ?
3. Je ne pense pas vraiment qu’on puisse considérer le céphalophore simplement comme un synonyme de décapité ou à l’inverse comme une simple tête séparée de son corps ou à l’inverse comme un corps tout brut séparé de sa tête ou à l’inverse comme l’espace entre le corps et la tête ou à l’inverse comme une blague de moine ou à l’inverse comme un mot compliqué d’origine grec. Tout ça ce sont des choses totalement di érentes.

4. D’ailleurs le mot « céphalophore » ne désigne ni la tête ni le corps ?
3. Ce mot-là céphalophore est un terme trop vague et vaguement précieux qui vous empêche de comprendre de quoi il est question. Marcel Duchamp dit : « « Il y a une contradiction absolue, mais c’est ça qui est agréable, n’est-ce pas ? »

4. Oui, alors comment vous dé nissez-vous ?
1. Je suis comme une pomme posée sur une table.
3. Tête coupée, tête coupée qui parle.
1. Je suis comme une pomme qui parle sur une table.
3. Il y a une phrase de Prolixe, « Je suis celle qui parle », voilà, c’est ça, elle parle et nous parlons aussi, je parle, je parle, du l de la pensée tombe la parole qui rebondit sur la langue. Bon, il ne faut pas prendre des chapeaux pour des têtes.

Les saints sont utiles à l’occasion, vous avez mal au dos, ou mal au dents, ou vous avez perdu une oreille. A tous ces maux correspond un saint, un saint patron. Mais les têtes coupées elles, ne guérissent rien du tout. Je parle, je parle, je n’explique rien je ne fais que parler. 2. Je parle et ça ne veut rien dire.

4. Oui, bon, vous parlez, vous parlez, qu’est-ce qui se passe à ce moment-là ? Comment ça marche chez vous ?
3. Vous demandez : comment est-il possible que nous parlions ? Les mots, pour sortir comment font-ils? Et où se forment-ils ?

4. Est-ce uniquement dans votre tête ?
1. Du l de la pensée tombe la parole qui rebondit sur la langue.
4. Êtes-vous en mesure aujourd’hui d’évoquer ce qui fut pour vous toutes, têtes coupées, l’événement fondateur, votre décapitation ? 3.. Au plus près de notre existence phénoménale nous entrevoyons la mort violente, la décapitation…
1. Décollation, mutilation, trépanation, translation,…etc
3…souvent accompagné de la perte d’autres membres…
2. Poitrine, doigt, dent, main…etc
3. Par exemple, je pourrai aussi évoquer les ots de sang et les éclats d’os brisés ! « Science et patience, le supplice est sur » A. Rimbaud. On pourrait vous refaire toute la boucherie si vous vouliez !
1 :je découpe la langue comme la chair à saucisse.
1. Qui parle peu verra sa langue tomber !
2. Perdre sa langue c’est apprendre à voyager !
1. Une tête de fer sur un corps de velours !
2. Contre mauvaise langue (fait) bonne gure.
1. Cessez de sucer des cailloux.

3è tête coupée : On a d’autres têtes à couper !

Intervention Corneille :
Allons allons. St Cadoc, St Ansan, Ste Procule., c’est ni oui ? Maintenant, vous pouvez aller vous promener, pendant 40 minutes. Tendez l’oreille, ouvrez les yeux. Vous pouvez toucher, tout est completement interactif. Allez allez.

Eusebio

Eusebio était ermite. Il consacrait son existence à la rédaction d’un livre et ne sortait pas de sa petite cabane, entièrement plongé dans son travail. Mais Eusebio était incapable de trouver une seule idée intéressante, alors il recopiait la Bible. Un jour, un serpent l’avertit qu’un grand danger le menaçait. Indi érent, Eusebio ne se leva pas de sa chaise.

Des cloches sonnèrent le glas au loin mais Eusebio restait penché sur sa table. C’est là qu’il mourut, enchaîné à sa folie, s’étant oublié lui-même.

Pompilio

Pompilio était forgeron. Un jour, un mauvais génie se glissa dans la forge et lui déroba ses tenailles. A n de les récupérer, Pompilio se coupa un doigt, le mangea et attendit. A l’intérieur son estomac noué digérait le doigt qui se changea successivement en plume, en pomme et en cabane. Pompilio rentra en lui-même et alla chercher les tenailles qui se trouvaient dans la cabane. Il avait vaincu le mau- vais génie, mais perdu un doigt dans la bataille.

Adalberto

Porter sa tête n’est pas de tout repos. Ainsi le pauvre Adalberto, qui n’avait rien demandé à personne et qui se retrouvait, après sa décol- lation, bien embêté de devoir continuer à vivre. C’était un problème de caractère.

Il n’avait qu’une envie, s’arrêter et pleurer toutes les larmes de son corps (ou ce qu’il en restait). Voyant son chagrin, une femme lui proposa de lui recoudre la tête sur les épaules. Adalberto accepta avec joie, et pour la remercier t jaillir une petite fontaine.

Puis repartit en gambadant.

Félicidade

Felicidade était couturière. Toute la journée, elle coupait les tissus avec ses grands ciseaux. Homem était son amant; depuis qu’il avait apercu le bout de son sein dépassant de son corsage, il en était tom- bé follement amoureux. Une nuit, il appuya une échelle sur le mur de sa maison et grimpa jusqu’à sa fenêtre. Discrétement, il s’introduisit dans sa chambre, mais hurla de douleur en posant le pied sur un clou. Le père de Felicidade accouru et trouva l’inconnu près du lit de la jeune lle. Il voulut le tuer mais son bras s’abattit par hasard sur son propre enfant. On invoque Felicidade pour les amours contrariés.

Cornelio

Le martyr de Cornelio eut lieu en 1153. Mathématicien de renom, il fut pendu en public pour avoir inventé un drôle de système de géo- métrie. En e et, il calculait les angles sur les nattes des lles et cher- chait à déterminer la gure exacte de la cuillère.

Prolixe

Prolixe vivait dans le département de la Drôme. Son père ne l’avait autorisé à parler qu’une fois par jour, aux alentours de dix-huit heures. Un soldat étranger la décapita avec sa serpette. Déclarant qu’elle ne cesserait jamais plus de prononcer les mots qu’elle avait dans la tête, elle parla sans s’arrêter pendant plus de trente ans et ensuite disparut.

Atanasio

Un soir, après avoir dîné avec sa famille, Atanasio descendit à la lueur de la lune pour nourrir son cheval. Il prit sa fourche et tendit à l’animal une bonne brassée de foin. Enervé, le cheval rua et précipita Atanasio dans le puit. Désormais, le pauvre homme vit à 50 mètres sous la terre. Il transforme les cailloux en pièces d’or.

Bonaventura

Bonaventura lisait l’avenir des gens à la lueur d’une bougie. « Je vois une grande montagne, dit-elle un jour à un unijambiste, que vous mettrez cinq ans à gravir. Je vois aussi des larmes, beaucoup de larmes au cours de cette épreuve. Il vous faut prendre du repos ». « Cela ne veut rien dire », s’énerva l’unijambiste, et il la battit avec son bâton jusqu’à ce que mort s’ensuive. Les reliques de la sainte préfèrent désormais parler du passé.

Perpetua

Perpetua avait le sens de l’organisation. Elle ne travaillait que trois jours sur sept, le reste du temps elle volait. Son emploi du temps était divisé comme suit : lundi, mardi et mercredi rémouleuse de lames en tous genres, jeudi, dérober montres et bijoux au marché, vendredi, se faire payer à boire, le week-end avec les garçons. Mais de cette vie dissolue personne ne garda la trace, et ses os furent vé- nérés comme ceux de la plus pure des saintes.

Adalbald surnommé d’Ostrevand

Je suis saint Adalbald, surnommé d’Ostrevand parce que c’est là d’où je viens. C’est près de Douai, en Belgique. Je me suis marié avec une dame Gasconne qui deviendra Sainte Rictrude (pour l’instant elle s’appelle Raymonde) et nos 4 enfants deviendront tous saints : Mauront, Clotsende, Eusébie et Adalsinde la petite dernière. Mais de mauvais hommes de la mauvaise famille de ma femme ne lui ont pas pardonné ce mariage et nous fument sauvagement assassinés dans notre lit le 2 février 622.

Ansan, premier apôtre de Sienne

Genitour le Blanc

Je suis Génitour, dit Génitour le Blanc. Après avoir été décapité, je prends ma tête dans mes mains et passant la Creuse à pied sec, me rend à l’église Notre-Dame du Blanc où je trouve la porte fermée. « Quoi, personne pour m’ouvrir ? ». Le portier qui est aveugle de naissance demande : « Qui frappe ? », alors faisant avec mon doigt un trou dans l’épaisseur de la porte, j’y colle ma bouche et je réponds : « C’est moi, Génitour ». Sur le champ, grâce à ma parole, les yeux de l’aveugle s’ouvrent à la lumière. En mémoire de ce miracle on a percé dans le vantail gauche de la porte de l’église, à un mètre trente du sol, un trou où l’on va mettre le doigt pour obtenir les guérisons des ophtalmies.

Noyale

(histoire originale juste un peu réduite)

Je suis sainte Noyale, l’une des plus célèbres parmi les céphalophores. Écoutez mon histoire, elle en vaut la peine. Il y a déjà longtemps que portant ma tête entre mes mains, je marche, accompagnée de ma nourrice, lorsque nous arrivons dans un vallon solitaire. Fatiguées, nous nous asseyons. De mon col de jeune martyre trois gouttes tombent, et aussitôt trois fontaines limpides de jaillir. Puis, enfon- çant mon bourdon dans la terre, il se transforme en aubépine. Ma nourrice plante de même sa quenouille et son fuseau, ils se changent en hêtres. Je prie sur une longue pierre qui conserve la trace de mes doigts et je dors sur une autre pierre où l’on reconnaît la forme de mon corps. Le lendemain, je m’engage sur un chemin creux qui nous conduit au désert de Sainte Maluen. À peine arrivée je m’écris: « C’est ici nourrice bien-aimée que j’ai choisi le lieu de ma sépulture. » Et merveille dernière : on vit l’aubépine trembler pendant que la vierge trépassait.

Je suis saint Ansan, premier apôtre de Sienne. Descendant de la famille romaine des Anici, je deviens Chrétien à 12 ans. Mais mon père n’était pas pour, alors j’ai dû fuir à travers l’Italie pour éviter sa colère. À Bagnotéa et Sienne je convertis tellement de païens qu’on m’appelle le « Baptiste ». Mon père m’a nalement retrouvé, il m’a dénoncé et on m’a décapité, en l’an de grâce 304.

Antide

Je suis saint Antide, martyr défroqué. À vingt ans, une chèvre noire me parle en ces termes :
« Va à Rome et châtie le pape pour ses pêchés ». Devant l’église Saint-Pierre, les gardes suisses refusent de me laisser entrer, alors j’invoque le nom de Belzébuth et je fais un peu de bordel, juste pour montrer que je suis sérieux. Je fus mis à mort au Capitole. Les bour- reaux sont tellement e rayés lorsque ma tête coupée leur adresse la parole qu’ils se percent de leurs propres armes dans leur fuite préci- pitée. J’étais bien vengé.

Valérie

2ème version

Je suis sainte Valérie, convertie par saint Martial de Limoges. Que le saint homme soit béni et que le Seigneur l’accueille à la droite de son trône dans le temps d’après le temps. C’est lui qui le matin de mon martyre était allé à la basilique Saint Etienne, pour y o rir l’adorable sacri ce, a n d’obtenir à sa chère philothée la force et le courage dont elle a besoin pour consommer généreusement son immolation. Près de l’autel, le bienheureux apôtre o rait la victime du monde au Père Eternel. Moi, telle une brebis soumise, je dépose doucement ma tête à ses pieds et mon corps s’étendit sur le parvis sacré.

Valérie

1ère version

Je suis sainte Valérie, convertie par Saint Martial de Limoges. Le bourreau qui vient de trancher mon col et tout le peuple avec lui voient mon corps de bienheureuse martyre se lever de terre, prendre ma tête à deux mains, s’avancer d’un pas assuré à travers la ville et se diriger vers le lieu où est Saint Martial. Le bienheureux apôtre était allé le matin à la basilique de Saint Etienne et il y o re l’adorable sacri ce, a n d’obtenir à sa chère philothée la force et le courage dont elle a besoin pour consommer généreusement son immolation. M’approchant de l’autel où Saint Martial o rait la vic- time du monde au Père Eternel, je dépose doucement ma tête à ses pieds et mon corps s’étendit sur le parvis sacré.

Au lieu où je fus décapitée, il y a un rocher dont le anc nu laisse suinter goutte-à-goutte une source qu’on appelle les larmes de Sainte Valérie. Ce rocher pleure ainsi depuis que j’y ai déposé mon chef.

Sabinien

Je suis saint Sabinien, né à Sammos. Avec ma sœur Sabine nous sortîmes de Sammos en clandestinité a n de suivre l’instruction de Sylvestre, ancien cistercien, sur les rives de la Seine. C’est ici que les soldats lancés à notre poursuite surgissent et nous surprennent. Sûr et certains d’êtres sauvés par le Seigneur, nous avançons sur les ots qui s’a ermissent sous nos pas. Cependant, six soldats réus- sissent à suivre, et nous signi ent sans hésiter la sentence. Sabine et moi subîmes le supplice en silence. Mais glissant sur le sol ma tête si ota une chanson si triste que tous surent que justice s’ensuivrait.

Gohard

Ours et Victor

– Nous sommes saint Ours et saint Victor
– Je suis saint Ours.
– Je suis saint Victor.
– De la légion Thèbéenne, mis à mort à Soleure, en Suisse, le 30 septembre 286 sous Dioclétien.

-Avec nos 66 compagnons nous sommes décapités sur le pont de l’Aar, après quoi têtes et corps sont jetés dans les ots mais, Ô miracle! nous allons au fond de l’eau nageant à la recherche de nos têtes, les saisissant encore toutes sanglantes, nous dressant sur les pieds au milieu du rapide courant.

– Nous avançons sur l’eau comme sur un terrain solide, marchant en bel ordre vers la rive, la remontant jusqu’à un endroit que l’on indique encore aujourd’hui, à une centaine de pas du pont.
– En ce lieu nous prions avec ferveur pendant une heure presque entière, puis nous laissons tomber en n nos têtes, comme pour montrer que nous avons choisi ce lieu pour nos tombes.

– À l’endroit même s’élève la chapelle Saint Pierre-du-Moutonnet.

Cadoc

Je suis saint Cadoc, moine gallois. À Cardi où je naquis en 430 personne n’osait encore parler d’émancipation, de séparation des pouvoirs ou de droit au travail. Je décidais de voyager a n de par- faire mon éducation politique. De retour en Angleterre, je trouve mes compagnons en grande di culté face aux envahisseurs saxons qui les harcèlent sans relâche. Pris de fureur, je me joins au combat et transperce 14 000 hommes de ma lance avant de tomber face à Odoacre le Fourbe. Sitôt tombée, ma tête demande à être remise sur mes épaules et prononce le premier discours pour l’indépen- dance du Pays de Galles.

Je suis saint Gohard, évêque breton. Toute ma vie, j’ai entretenu une grande passion pour la navigation. Lorsque des pillards Normands me décapitent dans l’église de Nantes où je célébrais la messe, mon corps se relève et se dirige naturellement vers le euve. Lançant ma tête dans l’eau, celle-ci refuse de se laisser engloutir sans que le reste l’accompagne. La foule rassemblée me conduit alors vers une embarcation qui me permettra d’atteindre sans me mouiller des rivages plus accueillants. Il n’y avait besoin ni de rames ni de voilures, le courant emportait doucement le bateau, et nous remon- tions la Loire vers Angers.

Ausone

Je suis saint Ausone, disciple de Saint Martial de Limoges et 1er évêque d’Angoulême.
L’ange du Seigneur assistant à ma décapitation ramasse ma tête et après me l’avoir mise sur les bras, me dit : « Suis-moi » je le suis durant soixante quinze pas et dépose ma tête au lieu même où l’on devait creuser mon tombeau.

Laurian

Je suis saint Laurian, diacre hongrois ordonné à Milan puis Arche- vêque de Séville.
Tué en France dans la région de Bourges mes bourreaux s’apprêtent, en ricanant, à ramasser ma tête de martyr, quand tout à coup, je les préviens, saisissant mon chef à deux mains et me dressant sur mes pieds. Fous de terreur les bourreaux prennent la fuite; mais décapi- té je les poursuis, tenant toujours ma tête qui s’écrie : « Arrêtez, ne fuyez pas ainsi, recevez cette tête que votre roi vous a recommandé de porter à Séville ».

Quarante moines Bénédictins du monastère de Magal

Genitour le Blanc

Je suis Génitour, dit Génitour le Blanc. Après avoir été décapité, je prends ma tête dans mes mains et passant la Creuse à pied sec, me rend à l’église Notre-Dame du Blanc où je trouve la porte fermée. « Quoi, personne pour m’ouvrir ? ». Le portier qui est aveugle de naissance demande : « Qui frappe ? », alors faisant avec mon doigt un trou dans l’épaisseur de la porte, j’y colle ma bouche et je ré- ponds : « C’est moi, Génitour ». Sur le champ, grâce à ma parole, les yeux de l’aveugle s’ouvrent à la lumière. En mémoire de ce miracle on a percé dans le vantail gauche de la porte de l’église, à un mètre trente du sol, un trou où l’on va mettre le doigt pour obtenir les guérisons des ophtalmies.

Bologne

Je suis sainte Bologne, native de Grands dans les Vosges. Restée vierge à l’âge de 25 ans, je coi ais toujours sainte Catherine. Le règne de Julien l’Apostat fut la goutte d’eau qui t déborder le vase. J’avais toujours le feu au cul. Heureusement, des soldats éméchés me rent passer à la casserole. Mais l’un deux, pédé comme un phoque, était plus méchant qu’une teigne et me t subir un tel martyr qu’à la n j’en perdis la tête. Mon corps disait non, ma tête disait oui, ce dilemme me coûta la vie.

Nous sommes les Quarante moines Bénédictins du monastère de Magal, en Roumanie.
La matinée venant de s’achever, nous nous dirigeons vers le réfec- toire a n de faire bombance après avoir bien prié. Soudain, un grand chambardement se fait entendre aux portes. C’étaient les Wisigo- ths, qui exigent nos trésors et nos couverts. Nous leur disons que nous ne sommes que de pauvres moines dont la Règle interdit de posséder aucun objet de valeur, que nos couteaux sont en bois et nos gamelles en terre cuite. Mais les Barbares, ne comprenant pas un mot de notre langue, pénètrent en furie dans le cloître. Décapités dans le choeur de l’église, nous nous relevons après le départ de nos bourreaux et avant de nous coucher pour toujours, nous chantons l’assomption de la Sainte Vierge.

Frontaise, Séverin, Sévérien et Silain 1ère version

Nous sommes les saints Frontaise, Séverin, Sévérien et Silain, les quatre compagnons de Saint Front et, comme lui, avons la tête tranchée. À l’instant même de notre mort, nos corps ignominieuse- ment abandonnés se redressent, et chacun reprenant sa tête entre les mains, ils se mettent en chemin, se dirigeant vers la rivière qu’ils traversent en marchant sur les eaux, gravissent la montagne et arrivent à l’oratoire de Notre-Dame où Saint Front priait. Là ils se mettent à genoux et déposent nos têtes aux pieds du Saint évêque ; nos quatre corps forment une croix sur le pavé de l’oratoire. Saint Front les

Placide

Je suis saint Placide, disciple et compagnon de Siguebert, fondateur de l’abbaye de Dysentrie au pays des Grisons. Ayant eu la tête tran- chée, je me relève de moi-même, prends ma tête, l’enveloppe dans un linge, et la remets à une femme de la contrée qui passait sur le chemin. Mon maître me voyant revenir me demande : « Qu’est-il arrivé ? », ensuite je lui raconte, mais je ne me rappelais plus à qui j’avais donné ma tête. Comment aurais-je pu m’en souvenir ? Mon maître Siguibert s’agenouille et prie le Seigneur a n que dans sa grande miséricorde il me pardonne de cet oubli.

Lambert

Je suis saint Lambert, natif de Maestricht, évêque de Lièges en 668, chassé de mon siège en 674 par le tyran Voldemart, 7 ans de retraite à l’abbaye bénédictine de Stavelot en Belgique, rappelé à mon dio- cèse par Pépin de Erstal… je passe les détails. Tué à Lièges, pendant la messe, décapité devant les dèles. Et aussitôt après me relève, cours à travers la nef pour rattraper ma tête qui roulait et dévalait les marches de l’église, et qui traversait rapidement la place, qui prenait de la vitesse, qui bondissait dans le champ d’Ebroïn et qui nalement atterrit dans un trou malodorant et humide. Le tombeau qu’avait choisi pour moi le Seigneur était une auge à cochons.

bénit et procède à leurs funérailles.

Frontaise, Séverin, Sévérien et Silain 2ème version

Nous sommes les saints Frontaise, Séverin, Sévérien et Silain, compagnons de saint Front. Saint Front est plus connu que nous, c’est normal, son frère était évêque. Nous, simples diacres, orphe- lins de naissance recueillis par le brave curé de Douai qui nous éleva dans la pauvreté, nous avons toujours été confondus les uns avec les autres, Séverin avec Sévérien, Frontaise avec Front, Silain avec Sylvain. Ça n’a jamais cessé, mais le pire reste que les gens n’arrivent pas à se rappeler avec précision de notre histoire. Ils nous prennent pour d’autres moins bien placés, alors que nous sommes saints depuis le début, sans controverse possible, saints céphalophores depuis le début.

Haude

Je suis sainte Haude, mise à mort près de Brest le 18 novembre 545, douce vierge armoricaine ayant la tête tranchée, je la saisis dans mes mains et me rends dans la salle où se tiennent mon père, ma marâtre et mon frère, ce frère même dont j’avais reçu la mort. Dès que j’arrive en leur présence, je remets ma tête sur mon col et fais de vifs reproches à la méchante femme qui avait armé mon meurtrier, je console longuement et doucement ce dernier, puis, lui ayant octroyé pardon, rends à Dieu mon heureux esprit.

Gaudens 1ère version

Je suis saint Gaudens, mis à mort à St Gaudens dans le diocèse de Toulouse le 30 août 475. Aussitôt après ma décapitation, saint enfant je ramasse mon chef et me dirige rapidement vers le mas St Pierre, mais à mi-distance je m’arrête au bord de la route, dépose ma tête sur une pierre et me repose quelques instants avant de reprendre ma course et d’atteindre l’église où je suis inhumé. Cette pierre fut longtemps l’objet d’un culte.

Gaudens 2ème version

Je suis saint Gaudens, esprit indépendant. Mis à mort à St Gaudens dans le diocèse de Toulouse le 30 août 475, je fuis la ville où le roi voulait me retenir. Atteignant le rivage de la mer, j’étendis mon man- teau sur les ots puis, relevant un pan avec mon bâton, utilisant ma tête comme vigie, je voguais jusqu’à Barcelone, poussé par le vent.

Milford

Je suis saint Milford, bouvier et laboureur. Comme tous les jours j’alla aux champs malgré qu’y pleuve, et là trouvant sur ma route la bande de Germain le Païen, que j’avons jamais eu comme camarade, là se moquant de la Vierge et de son ls Jésus-Christ qu’a mourut pour nous sur le croix, me chau ant le sang que j’a voulu faire rentrer tous les mots dans la gorge de ce Goth-là. L’était costaud et l’avait les ls au François pour lui donner le main, tant qu’après une bonne bousculade me tinrent les pieds et les bras tandis que le Germain me sciait le cou avec le socle de ma charrue. Ma tête elle vint là toucher une pierre qu’elle est depuis consacrée.

Balseme

Je suis saint Balseme, diacre et martyr le 15 août 407. Originaire de la ville de Limoges je suis martyrisé par des vandales dans la ville d’Arcy en Champagne. Étant déjà décollé, Dieu veut manifester sa gloire, car aussitôt que je suis abattu, je me lève, et tenant ma tête entre mes mains, je commence à marcher d’un pied ferme devant mes ennemis durant 4 000 pas de chemin. Les Barbares, ces bêtes féroces et cruelles, voyant que je les brave encore après ma mort, me prennent derechef et, me jetant dans un puits qu’ils trouvent à la rencontre, le bouchent de pierres et de terre. Mon corps demeure longtemps en ce lieu, inconnu des hommes mais chéri de Dieu. Il y avait en la cité de Limoges la lle du prince gouverneur du pays qui était aveugle. Une nuit, accablée de tristesse et de sommeil Notre Seigneur lui commanda de s’en aller en France en la ville d’Arcy, et qu’elle trouverait là un puit bouché de pierres et de terre, et que l’ayant fait nettoyer elle y trouverait un grand trésor…Elle arrive au lieu, le fait purger, trouve le Saint corps et est d’abord guérie par le moyen de l’eau qui puri e ses yeux. Dès lors ce fut une source de miracles et de prodiges car les aveugles recevaient là leur guérison.

Chryseuil

Je suis saint Chryseuil, archevêque d’Arménie. Ayant quitté l’Armé- nie pendant la persécution sous Dioclétien, j’évangélise le nord-est de la Gaule et je gagne la couronne des martyrs en Flandres. Mes reliques reposent à Bruges. Après avoir porté ma boîte crânienne à Comines, j’ai grand soif mais à ma prière, Dieu fait jaillir une source où je me désaltère. Depuis lors consacrée par mes lèvres elle coule encore pour le plus grand pro t des malades.

Fargeau et Fergeon

– Nous sommes saint Fargeau et saint Fergeon.
– D’abord amis, nous nous séparons après nos études à Besançon. Fargeau à la forte personnalité devient évêque, Fergeon quant à lui préfère nir sa vie dans la solitude monastique.
– Comme Fargeau en grand équipage visitait les prêtres de son diocèse, il passe devant la cahute de Fergeon. L’évêque avait soif et demande à ce qu’on fasse sortir l’ermite, a n qu’il leur indique le lieu de la source la plus proche.
– Mais Fergeon ayant fait vœu de silence ne peut pas ouvrir la porte. Furieux, Fargeau exige qu’on traîne à ses pieds l’insolent ermite et qu’il soit immédiatement exécuté. La sentence est rapide. Se penchant sur le corps, Fargeau reconnaît avec stupeur son ami Fer- geon. Pris d’un terrible remords, il prend la hache et se coupe lui même la tête.
– Désormais, nous allons toujours ensemble.

Procule

Je suis sainte Procule, pauvre tête solitaire. J’ai l’humeur plus noire que la nuit. Je recherche les lieux isolés et désertiques tels que le fond d’un puit, le sommet d’une colonne, un rocher perdu sur la mer. J’erre ci et là, en fuite comme un animal traqué, sans personne pour consoler ma mélancolie, que la lune, les étoiles, les collines et les rivières…

Fingar

Je suis saint Fingar, catholique irlandais. Avec ma sœur Sainte Piala je passe en Cornouailles à la recherche de Silanus et de nos autres compagnons. Nous nous rejoignons sur le pont de Wadebridge et nous célébrons nos retrouvailles pendant plusieurs jours et autant de nuits. À Hayles, près de Penzance, nous sommes tous mis à mort par un chef païen.

Je porte d’abord ma tête coupée sur la montagne de Kirkmandel, puis repars et me rends à une fontaine où je lave ma tête, et nale- ment m’en vais chercher le lieu de mon dernier repos, peut être vers quelque petit bois sacré, ou sur ce pont où j’avais retrouvé mes amis.

Elophe

Je suis saint Elophe, martyr de l’Enfer. Ardent et scrupuleux, je me crois longtemps prédestiné à être damné. Après ma décapitation je dois bien me rendre à l’évidence : le miracle qui fait de moi une tête coupée est une œuvre de l’Enfer et pas du Ciel, ce qui ne me dérange pas, ce qui ne me torture pas. Au contraire, quel plaisir d’être consi- déré comme un saint alors qu’en réalité vous êtes un serpent à son- nettes. Gare à qui s’approche trop près de ma tête ensanglantée, gare à celui qui s’écarte du chemin en entendant ma voix et tombe dans un buisson épineux Fasciné par mes paroles, il ira s’endormir pour toujours au creux de ma langue.

Libaire

Je suis saint Libaire, martyrisé à Leuze. Pour subvenir aux besoins de tous les pauvres hommes qui viennent me trouver, je multiplie les bonnes paroles : à un muet, cette phrase : « Langue morte, et pour- tant large et saignante » et le voilà guéri, à un bègue : « Qui parle peu verra sa langue tomber », à un imbécile :

« Du l de la pensée tombe la parole qui rebondit sur la langue ». Malheureusement, je ne peux rien pour les in rmes car je ne maî- trise pas les sou es du corps. Je n’explique rien, je ne fais que parler.

Euchaire

Je suis saint Euchaire, martyrisé à Liverdun. Après ma décapita- tion, qui fut très violente, je gardais longtemps le silence en suçant des cailloux. J’étais sous le choc et je pensais être mort, ou dans un état proche, qui était peut-être ce qu’il y avait juste avant la mort. De nombreux jours passèrent sans que rien n’arrive. Saint Procule m’a trouvé au milieu du désert, il a chassé les fourmis qui avaient commencé à se servir de moi comme fourmilière, il a posé sa tête près de la mienne et m’a regardé quelques instants. Lui aussi était passé par là, lui aussi avait vécu cette hébétude post-décollatoire, c’est ce que j’ai lu dans ses yeux. Puis il a commencé à parler avec une voix pleine de confiance et d’affection. Petit à petit, mon es- prit devenait plus aéré, comme traversé par des courants d’air, les mots se formaient quelque part et sortaient par ma bouche sans que je fasse le moindre effort, dans un vaste mouvement circulaire d’inspiration et d’expiration.

Chéron

Révérien

Je suis saint Révérien, honoré Autun en France comme martyr d’une des premières persécutions sous Aurélien. M’étant échappé de ma prison les soldats lancés à ma poursuite me rejoignent sur les rives de la Seine, alors notre seigneur me fait marcher sur les eaux qui s’a ermissent sous mes pas. Arrivé de l’autre côté et voyant que les soldats ne peuvent passer, j’obtins de Dieu le même privilège pour mes persécuteurs. Ceux-ci ne tardent pas à me couper la tête. Après cette exécution, moi Saint martyre, je montre la vérité de cette parole : « Dire et penser, cela n’a rien à voir », je me relève de terre et porte ma tête l’espace de quarante pas jusqu’au lieu où je dois être enseveli.

Saturnine

Je suis sainte Saturnine, douce vierge savoyarde. Depuis ma plus tendre enfance, mon frère Basin tentait de conquérir mes fa- veurs mais j’avais toujours réussi à me dérober. Ma pureté de- vait demeurer intacte, je voulais me faire moinillonne. Un jour qu’il m’avait entraîné à l’écart mon frère recommence encore et je refuse encore, en tentant de lui expliquer que c’est mal : j’avais à peine ouvert la bouche qu’il me trancha le cou et m’aban- donna. Prenant ma tête entre mes mains, je le suis en l’accablant de vifs reproches. Je lui ai pardonné depuis, pauvre garçon : il est resté puceau jusqu’à sa mort.

Je suis saint Chéron, décapité sur la place de Chartres par une troupe de comédiens furieux. « Gare à ta langue, disait le comédien »…

Lucain

Je suis saint Laurian, et mon histoire est trop stupide. J’étais en tournée épiscopale en Gaule. À la sortie de Bourges une bande de Vandales nous est tombé dessus et on a tous été tué, moi le premier, décapité « pour l’exemple » comme ils ont dit. L’un d’eux a ramassé ma tête et a dit que ça ferait bien sur sa cheminée, tous les autres se sont mis à rire et à se moquer de moi. Ils m’ont emporté sur leurs satanés chevaux et m’ont trimbalé à travers toute la Gaule. Quand quelqu’un demandait à qui appartenait ma tête, ils rigolaient en disant qu’ils avaient été chargés de me ramener au roi de Séville. Et les enfants me lançaient des épluchures au visage ! Finalement ils m’ont oublié au bord d’un chemin boueux, sur lequel je suis resté onze mois avant d’être retrouvé. J’ai ni dans la chapelle d’un cou- vent d’obédience clunisienne perdu au milieu de nulle part, oublié de tous, après avoir été archevêque de Vienne.

Mitre

Je suis saint Mitre, jeune tête coupée. Je me trouvai dans la Ville Sainte au moment où Alaric et ses Goths la prirent. J’avais à peine 22 ans, j’étais venu en compagnie de mon oncle l’évêque de Poitiers, ma sœur Bertrade et son mari le comte de la Marche. Quand les Barbares forcèrent la porte de notre maison, je me mis en travers de leur chemin ; il me coupèrent la tête, les autres ils les enchaînèrent. Trouvant encore la force de se déplacer, mon oncle ramassa ma tête et la posa entre mes bras, en me désignant un lieu à quinze pas où je devais me rendre. Là, je m’arrête et dépose ma tête sur le sol. Une fontaine jaillit pendant que je délivre cette parole : « Pardonnons aux pêcheurs comme les goujons pardonnent aux vers ».

Probe

Je suis saint Probe, martyrisé par des vandales dans la ville d’Arcy en Champagne. Mon corps me manqua beaucoup au début, j’ai quelque honte à l’avouer, j’étais vraiment très bien fait. C’est en voyant que rien ne me manquait que les Vandales m’ont coupé la tête, par pure jalousie à vrai dire, pour rétablir une sorte d’équilibre.

Aphrodise

Je suis sainte Aphrodise, pas la déesse Aphrodite. Martyrisée à Béziers en 238, gardant le troupeau d’oies de l’évêque de Langres, je fus prise pour quelqu’un d’autre par une bande de paysans en co- lère qui me rent subir mille supplices avant de me trancher le cou. Ils massacrèrent aussi les oies, ce à quoi je m’opposais fermement, semant la terreur parmi les hommes stupéfaits de voir mon corps se relever et ma tête les sermonner. En rémission de leur pêché ils durent rentrer chez eux à cloche-pied en récitant la table de neuf à l’envers.

Céran

Je suis saint Céran, martyr de la Révolution. Sonneur de cloches à Notre-Dame-de-Paris, j’étais en train de faire mon o ce quand les sans-culottes envahirent l’église et la pillèrent. Ils décapitèrent toutes nos belles statues, et lorsqu’ils me trouvèrent, ils me rent subir le même supplice. Mais ce que Dieu ne pouvait pas accomplir pour la pierre, il le t pour la chair : se relevant, mon corps ramassa ma tête, monta en haut de l’église et frappa le grand bourdon une dernière fois. Le vacarme assourdissant t fuir les pillards, certains d’entre eux eurent les tympans crevés, d’autres tombèrent dans la Seine et s’y noyèrent. À ceux-là Dieu accorda son pardon, car il ressuscita les morts et rendit l’ouïe aux sourds par l’entremise de ma parole.

Hilarion

Chrysole

Je suis saint Chrysole, chanoine de la cathédrale de Montargis. Ayant subi l’ordalie de l’eau froide, puis celle du fer rouge, le juge- ment de Dieu m’était toujours favorable. Mais mon adversaire le comte Boson II était un homme orgueilleux et entêté qui ne connais- sait point la peur de Dieu et ne voulut point entendre raison en cette a aire. Dans un accès de colère il me trancha le cou avec son épée. Ma tête vola à travers l’église, vint atterrir au pied de l’autel et là dit d’une voix forte : « A la pie répond la carpe ». Tombant à genoux, le comte Boson s’in igea une pénitence de trois mois et o rit à l’église de Montargis un domaine de 5 lieues comprenant champs et moulins. Sur ce même domaine il t construire une chapelle dans laquelle je repose aujourd’hui.

Aventin

Je suis saint Aventin, évêque de Luchon. Chevauchant avec mes hommes à la poursuite d’un voleur, je m’égare dans un bois touf- fu où je demeure abandonné de tous, à la merci des bêtes féroces. La nuit venue, les loups m’entourèrent et me déchirèrent le corps, dévorant même les os, mais curieusement laissèrent ma tête intacte. Je pouvais encore entendre et parler. Épuisé, accablé de stupeur et de chagrin, je dis dans un sou e entrecoupé de larmes : « Tâchez de comprendre, car les mots ont une signi cation » aussitôt, me voilà transporté à l’abbaye de Saint-Aventin, où je demeurais en compagnie des moines le restant de mes jours.

Je suis saint Hilarion, en 633 je suis décapité à Espalion, en Aqui- taine. De là je porte ma tête dans les Landes, au village de Castets se trouve une pierre tachée de mon sang. Je gravis les montagnes qui me séparent du pays basque et sème des traces de mon passage. Puis c’est les Asturies, la Galicie, La Corogne et Vigo sur le chemin. Le Portugal s’étend devant moi, me voilà arrivé au terme de mon voyage.

Ache et Acheul

Nous sommes sainte Ache et saint Acheul, unis par un amour impossible. C’est en nous trouvant enlacés que le père de sainte Ache abattit sa lourde épée sur nos cous fragiles. Voyant nos corps se relever, il est pris d’une telle colère que nous préférons nous enfuir, la tête entre les mains, à travers la forêt. Arrivés à une clairière, pris soudain de langueur érotique, nous rapprochons nos têtes l’une de l’autre a n de nous o rir un baiser. Malheur ! Comment embrasser, quand on ne fait que parler ? Les mots qui déferlaient sans interrup- tion hors de notre bouche nous empêchaient de nous unir, nos lan- gues constamment occupées ne pouvaient tendrement se mêler et ce que nous disions était si loin des mots d’amour autrefois échan- gés, alors que déjà, à cause de cela, nous devenions des étrangers l’un pour l’autre.

Didier

Je suis saint Didier, sauvé par le martyr. Long et sec, mon corps supportait à peine le poids d’une tête énorme. La décapitation me débarassa de ce fardeau. Tombant lourdement sur le sol, ma tête vint toucher un rocher duquel jaillit une fontaine. Je pris ma tête (qui pesait toujours son poids) entre mes mains et pourcourut un che- min de 4 000 pas pour me rendre chez ma mère, qui distribuait des châtaignes aux pauvres dans la ville de Langres. Là, je l’aidais dans sa tâche et à tous j’o rais en plus un petit mot de réconfort. Nous vécûmes encore longtemps dans cette ville.

Démètre

Je suis saint Démètre, de Gap. Décapité à Veynes se trouvant à cinq lieues de Gap. Mon Dieu, faites que je puisse vivre encore pour dé- livrer ma sœur Blosinde, prisonnière de l’envahisseur romain ! Ma prière fut entendue quelque part, alors je me relevais, attrapais ma tête et couru le long du chemin qui me séparait des cachots de Gap. A n de m’introduire sans être remarqué, je s passer ma tête, elle seule, par un égoût jusqu’à la cellule de Blosinde. Nous pûmes nous enfuir par la porte en endormant les gardes avec des berceuses.

Clair

Je suis saint Clair, martyr bipolaire. Un jour ma tête est une tête, je veux dire qu’à ce moment je sais que ma tête est une tête ; un autre jour, ma tête croit être mon corps et mon corps lui croit être ma tête. Imaginez que l’une veut marcher, tandis que l’autre s’e orce de par- ler, c’est en théorie impossible, mais ils essayent quand même.

Fuscien et Victoric

Nous sommes saint Fuscien et saint Victoric, martyrs siamois. Nous sommes décapités ensemble, puis nous nous relevons, prenons nos têtes respectives sous le bras et marchons côte-à-côte à notre tombeau. Victoric toucha le rocher consacré, Fuscien t jaillir la fon- taine, tandis qu’au bord du chemin les gens assistaient à ce double prodige. La blondeur de Victoric faisait ressortir les cheveux noirs de Fuscien, l’un levait sa tête vers le ciel, l’autre l’avait tournée vers le sol. Arrivés au lieu de notre sépulture, il n’était plus possible de nous séparer. Ni de nous distinguer, d’ailleurs.

Just

Je suis saint Just, normand. Evêque de Beauvais, je subis le martyr dans l’église où je célébrais la messe. Me relevant, prenant ma tête entre mes mains, je parcoure à pied le chemin qui me sépare du Havre. Je reste quelques temps dans le Pays de Caux, puis je reviens sur mes pas, repasse par Rouen, Sotteville, Gournay et en n Beau- vais. De là, jusqu’à l’église de St Just dans la ville qui porte encore mon nom.

Lupien

Je suis saint Lupien, originaire du petit village de ***.
La région de Gévaudan me vit naître, en l’an 344, et me vit subir le supplice de la décollation en 367. Ceux qui assistèrent au miracle racontèrent mon histoire à leurs enfants, qui la transmirent à leurs propres enfants, et ainsi de suite pendant des générations et des générations de Gévaudois. Elle fut un temps éclipsée par l’histoire de la Bête, mais un chercheur de l’université de *** la retranscrit par écrit, en 1982, dans un ouvrage consacré aux légendes de la région. Personne cependant n’a encore retrouvé ma tête qui fut cachée sous l’autel de l’église de **** par le prêtre Hilaric a n de la protéger des regards du monde.

Genès

Je suis saint Genès, talonneur de l’équipe d’Albi. Le match contre Carcassone avait commencé en faveur de nous autres Albigeois mais Carcassone ne se laissait pas faire pour autant et il y avait du jeu, du beau jeu, quand cette bagarre stupide a démarré dans l’en-but de Carcassonne entre moi et Fournien, le demi d’ouverture. J’avais l’avantage jusqu’à ce que ses petits copains me frappent par derrière, puis jeté à terre me piétinent le cou, tant et si bien que bientôt j’en avais plus de cou. Ma tête roula sur le terrain et elle aurait pu servir de balle si je n’avais pas crié bien fort que personne ne devait s’aviser de me toucher. Comme j’étais bon buteur, je me suis dis qu’il fallait tenter le tout pour le tout et je frappais ma tête du gauche. Elle monta très haut, passa à travers les buts sous les vivats de la foule, puis disparu de notre champ de vision.

Léon

Je suis saint Léon, de Bayonne. Entre le Nord, le Sud et l’Est il me fal- lait choisir, donc suivant l’Adour, la Mildouze et la Douze et d’autres cours d’eau, me voilà à Agen, ayant fait plus de 200 kilomètres depuis ma ville natale. Pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Je pro tais de l’arrivée du printemps pour marcher dans les bois de la Montagne Noire qui o raient de nombreuses sources et de beaux rochers, tous consacrés par ma présence. Au loin, il y avait Toulouse, là je rejoi- gnais la Garonne, et descendais encore, jusqu’à la mer.

Lié

Je suis saint Lié, décapité par un soldat sur les berges de l’Essonne, en amont de Malesherbes. Un peu plus haut se trouvait le bourg de Pinçon, c’est là que je s ma première halte, suivi par Trézan, se- conde halte, puis prenant la décision de ne pas m’arrêter tous les deux kilomètres je passais Augerville et Dimancheville la bien-nom- mée, Briarres, Châtillon, Ondreville, directement jusqu’à Aul- nay-la-Rivière où l’Essonnes prend sa source. On pouvait ratrapper la Rimarde et poursuivre jusqu’à Yèvres-le-Châtel, ce que je s en empruntant un chemin qu’on appelle aujourd’hui chemin de la Pro- cession. On me crédite de la ville de Phitiviers, mais je ne suis jamais allé au delà de ce petit chemin.

Livier

Je suis saint Livier, à ne pas confondre avec sainte Valérie. Origi- naire de Saarbrücken à la frontière de l’Allemagne avec la France (mais on ne les appellait pas encore comme ça lorsque je fus déca- pité, en 240 après J-C), martyrisé au pied du château du seigneur, je me relève soudain, immédiatement rappellé à la vie. Aussi rapide qu’une boussole, je tends ma tête vers l’Ouest et me met en chemin. À quelques 80 kilomètres se trouvait la ville de Metz et son église, et dans cette église le bienheureux saint Julien. C’est à ses pieds que je déposai mon chef ensanglanté et que mon corps s’étendit sur le sol en rendant son dernier sou e.

Lucien

Je suis saint Lucien, décapité à Beauvais, et ne me confondez pas avec saint Just, qui n’est qu’une invention des hagiographes ! Je suis le seul et unique céphalophore de Beauvais, moi seul ai ra- massé ma tête et parcouru le chemin jusqu’à l’église que le peuple appelle St Just, et qui devrait porter mon nom ! Ce faux saint est un imposteur et ne devrait pas faire partie de notre sainte assemblée !

Euchaire

Je suis saint Euchaire, martyrisé à Liverdun. Après ma décapitation, qui fut très violente, je gardais longtemps le silence en suçant des cailloux. J’étais sous le choc et je pensais être mort, ou dans un état proche, qui était peut-être ce qu’il y avait juste avant la mort. De nombreux jours passèrent sans que rien n’arrive. Saint Procule m’a trouvé au milieu du désert, il a chassé les fourmis qui avaient com- mencé à se servir de moi comme fourmilière, il a posé sa tête près de la mienne et m’a regardé quelques instants. Lui aussi était passé par là, lui aussi avait vécu cette hébétude post-décollatoire, c’est ce que j’ai lu dans ses yeux. Puis il a commencé à parler avec une voix pleine de con ance et d’a ection. Petit à petit, mon esprit devenait plus aéré, comme traversé par des courants d’air, les mots se formaient quelque part et sortaient par ma bouche sans que je fasse le moindre e ort, dans un vaste mouvement circulaire d’inspiration et d’expira- tion.

Chéron

Révérien

Je suis saint Révérien, honoré Autun en France comme martyr d’une des premières persécutions sous Aurélien. M’étant échappé de ma prison les soldats lancés à ma poursuite me rejoignent sur les rives de la Seine, alors notre seigneur me fait marcher sur les eaux qui s’a ermissent sous mes pas. Arrivé de l’autre côté et voyant que les soldats ne peuvent passer, j’obtins de Dieu le même privilège pour mes persécuteurs. Ceux-ci ne tardent pas à me couper la tête. Après cette exécution, moi Saint martyre, je montre la vérité de cette pa- role : « Dire et penser, cela n’a rien à voir », je me relève de terre et porte ma tête l’espace de quarante pas jusqu’au lieu où je dois être enseveli.

Saturnine

Je suis sainte Saturnine, douce vierge savoyarde. Depuis ma plus tendre enfance, mon frère Basin tentait de conquérir mes faveurs mais j’avais toujours réussi à me dérober. Ma pureté devait demeu- rer intacte, je voulais me faire moinillonne. Un jour qu’il m’avait en- traîné à l’écart mon frère recommence encore et je refuse encore, en tentant de lui expliquer que c’est mal : j’avais à peine ouvert la bouche qu’il me trancha le cou et m’abandonna. Prenant ma tête entre mes mains, je le suis en l’accablant de vifs reproches. Je lui ai pardonné depuis, pauvre garçon : il est resté puceau jusqu’à sa mort.

Je suis saint Chéron, décapité sur la place de Chartres par une troupe de comédiens furieux. « Gare à ta langue, disait le comédien »…

Le concile d’amour

Livret de Frédéric Révérend d’après le Concile d’amour d’Oscar Panizza
pour l’opéra de Michel Musseau

 

ACTE UN

Collaps de Dieu

DIEU LE PÈRE: Ah.eh ! Ah. eh! Ah, eh!
PLUSIEURS ANGES : – Qu’est-ce qu’II a ? Qu’est-ce qu’Il a ? Au secours, au secours! Qu’est-ce qu’Il a?
DIEU LE PERE . Ah-eh ! Ah-eh ! Ah-eh!
TOUS LES ANGES Au secours, au secours! Qu’est-ce qu’Il a ? Qu’est-ce qu’Il a ? Majesté Divine, de quoi souffrez.vous ? Il va mourir! Appelez Marie ! Appelez l’Homme! Au secours, au secours !
DIEU LE PÈRE : Ah-oh ! Choup ! Choup ! chpou !
UN ANGE, Le crachoir !

Dieu et chérubin

DIEU LE PÈRE : La Terre roule-t’elle toujours dans son orbite?
LE CHERUBIN : La Terre roule dans son orbite.
DIEU LE PÈRE : Le soleil est-il déjà levé?
LE CHÉRUBIN : Le soleil est immobile, Très Saint Père.
DIEU LE PÈRE : Ah, le soleil est immobi1e ? Tiens, j’avais oublié! C’est que je ne vois presque plus!
LE CHÉRUBIN : Comment vont Tes yeux, Vénérable Père?
DIEU LE PÈRE : Mal, très mal. Dieu, comme j’ai vieilli !
LE CHÉRUBIN : À Tes yeux, mille ans ne sont qu’un jour!
DIEU LE PÈRE : Soit, soit! Mais ils finissent par s’écouler, eux aussi!
LE CHÉRUBIN : Tu guériras, Divin Vieillard!
DIEU LE PÈRE : Non, je ne guérirai pas!
Mon Dieu, comme c’est terrible de vieillir! Terrible de vivre dans une vieillesse éternelle! Quelle affreuse chose d’Etre un dieu aveugle !
LE CHÉRUBIN : Tu retrouveras ta vue, ô Très Saint Père, ô Divin Père!
DIEU LE PÈRE : Non, je ne la retrouverai jamais ! Je deviens de plus en plus vieux, de plus en plus malade et misérable! Dieu, que ne puis-je mourir!
LE CHERUBIN : Tu ne mourras pas! Tu ne peux pas mourir! Tu ne dois pas mourir!
DIEU LE PERE : Ah ! mes pauvres membres! Tordus, enflés, déformés, hydropiques, pourris!
LE CHÉRUBIN : Tes membres sont tordus, enflés, déformés, hydropiques, pourris – hélas! hélas!
DIEU LE PÈRE : Mes pieds ont la goutte! Ils m: sont plus que cartilages! Ils sont perclus
de douleurs, en proie aux crampes, mutilés !
LE CHÉRUBIN : Tes pieds ont la goutte! Ils ne sont plus que cartilages! Ils sont perclus de
douleurs, en proie aux crampes, mutilés! Ah, mon Dieu, ah, mon Dieu!
DIEU LE PÈRE : Ah, ah, ah !
LE CHÉRUBIN : Ah,

LE CHÉRUBIN : IL y a quelqu’un derrière la porte !
DIEU LE PERE : Va voir qui c’est!
LE CHÉRUBIN : Il a l’air très pressé.
DIEU LE PERE : Fais entrer.

Le Messager

Le MESSAGER : Seigneur. J’arrive d’Italie,. De Naples. J’ai d’horribles choses à te rapporter. Les marécages du péché envoient jusqu’au ciel leurs effluves empestés ! Tous les liens de la décence sont relâchés ! On se gausse des saints commandements que tu as donné sur le Sinaï. La ville assiégée par le roi des Français s’adonne aux plus ignobles vices. Les femmes, le sein nu, courent lubriques à travers les rues ; les homme brûlent d’une ardeur de bouc. Le vice répond au vice. La mer reflue jusque dans les rues de la ville, le soleil s’est obscurci, mais nul ne prête attention aux présages, qu’ils soient terrestres ou célestes ! Plus de distance entre les classes ! Le roi fréquente les lupanars tandis que le facchino pénètre dans le palais pour aller trouver les vénales concubines ! Les chiens et les coqs, certes, connaissent l’époque du rut, mais les napolitains, eux, sont des animaux tout au long de l’année !
La ville est une immense chaudière où bouillonnent les passions. Si l’Italie est de tous les peuples d’Europe celui que l’amour rend le plus fou, Naples est à l’Italie ce que l’Italie est à l’Europe ! Le siège de la ville a porté la frénésie sexuelle au paroxysme de la démence. Point d’égards pour la vieillesse, point de pitié pour la jeunesse ! On promène à travers les rues en cortège de fête, des membres virils d’une taille colossale, tels des divinités ; les jeunes filles les entourent de leurs rondes et les adorent comme des idoles toutes puissantes. Et dans ton église j’ai vu le prêtre devant l’autel avec une créature vénale.

Dieu le Père : Je vais les exterminer.
Le chérubin : Ne fais pas cela très saint père ! Tu n’aurais plus de genre humain !
Dieu le Père : Oui, c’est vrai, j’avais oublié.
Le temps de la création est passé – je suis trop vieux- et mes enfants ne peuvent pas…
Le chérubin : Calme-toi divin vieillard ! Tu montreras ton visage menaçant du haut des nuages, tu feras aux napolitains un sermon plein de courroux, ils trembleront !
Dieu le Père : Ils ne trembleront pas ! Ils se moquent de moi ! Ils savent que je suis réduit à la seule parole et que, sur terre, ils sont entre eux ! Ils peuvent forniquer, aimer, haïr, ils n’ont plus besoin de moi !
Mais toi, appelle ma fille, la vierge bienheureuse – et mon fils aussi, tu peux l’appeler- que les chérubins et les anges exterminateurs se tiennent prêts à mon ordre divin ! Et fais dire au diable qu’il est, lui aussi, convoqué ! Nous allons tenir un concile et délibérer sur les mesures à prendre dans une aussi horrible situation !

Voici l’homme

Premier Ange : Voici l’Homme !
Deuxième Ange : Voici l’Homme !
Troisième Ange : L’homme ? Quel Homme !
Deuxième Ange : Eh bien l’Homme, mon petit chat, c’est l’Homme
Premier Ange : C’est l’Homme , le plus beau, le plus doux, le plus délicieux, le seul Homme au ciel ! C’est l’Homme !
Troisième Ange : Est-il jeune ?
Premier Ange : Comme une palme nouvelle !
Troisième Ange : Est-il plus jeune que le vieillard là-bas
PREMIER ET
DEUXIÈME ANGES : Mille fois, mille fois plus jeune !
Troisième Ange : Est-il plus jeune que cette belle dame ?
PREMIER ET
DEUXIÈME ANGES : Mille fois, mille fois plus jeune !
Troisième Ange : Est-il plus jeune que cet homme horrible sur la terre ?
PREMIER ET
DEUXIÈME ANGES :  Infiniment plus jeune !
Troisième Ange : Est-il beau ?
PREMIER ET
DEUXIÈME ANGES :  Il est blanc comme l’ivoire !
Troisième Ange : Est-il svelte ?
Premier Ange : Comme un jeune sapin !
Troisième Ange : Comment sont ses yeux ?
Deuxième Ange : Comme ceux d’une gazelle !
Troisième Ange : Et sa voix ?
Premier Ange : C’est la Harpe d’Éole ! Mais elle est triste, triste…
Troisième Ange : Pourquoi est-il triste ?
Deuxième Ange : C’est qu’il est blessé !
Premier Ange : Ils lui ont percé les mains !
Deuxième Ange : Et les pieds !
Premier Ange : Ils lui ont transpercé le flanc !
Deuxième Ange : Et de son front, de ses cheveux, tombent des gouttes de sang !
Troisième Ange : Mais il vit ?
PREMIER ET 2èm anges :  Il vit !
PREMIER ET 2èm anges:  Voici l’Homme !
Troisième Ange : Voici l’Homme !
LES ANGES DE LA
TROUPE DE TÊTE : l’Homme ! l’Homme !

Concile 1

Dieu Le père : Sommes nous au complet ?Nous vous avons convoqués en ces lieux pour entendre votre avis dans une affaire terrible, une affaire épouvantable. Les Hommes, méprisant mes commandements, se sont adonnés aux plus ignobles aberrations, aux pires abjections ; Dans leur idolâtrie, ils sont prêts à se détruire eux-mêmes ! Dans une ville d’Asie, à… à…. Tiens, où est-ce donc ?
LE CHÉRUBIN : A Naples, très saint-père
Dieu Le père : C’est çà à Naples ! Dépouillant leurs habits, garants de la pudeur, ils se sont mélangés entre eux, tels des animaux, avec un total mépris et des restrictions imposées aux instincts charnels, et ainsi la colère divine…
MARIE : Ah oui, j’en ai entendu parler.
DIEU LE PERE : Comment ça ? Qu’est-ce que cela veut dire ?
MARIE : Oui, je connais l’affaire. Le messager est passé d’abord chez moi…
DIEU LE PERE : En somme… Vous êtes tous au courant…
Nous avons décidé nous-mêmes le plus terrible des châtiments !
MARIE : Cette racaille ne s’améliorera donc jamais !
JESUS : Non, cette ra-caille ne s’améliorera ja-mais !
LES ANGES : L’Homme ! L’Homme !
MARIE-MADELEINE : Qu’est-ce qu’ils ont donc fait ?
MARIE : Je te le dirai après- des cochonneries comme toujours ?
DIEU LE PERE : Nous allons les exterminer !
JESUS : Oui- Nous al-lons les ex-terminer !
CHŒUR DES APÔTRES,
MARTYRS, ANGES… : Ah,ah ! Oh, oh !
JESUS : hein ?
MARIE : Non, non ! Impossible ! Nous avons besoin d’eux !
JESUS : Nous avons besoin d’eux !
DIEU LE PERE : Ah, nous avons besoin d’eux ? Eh bien, je vais les exterminer !Les monstres ! Je veux…. Je veux…. Une autre belle terre… avec des animaux dans les forêts…
MARIE : Si nous avons des animaux, il nous faut aussi des hommes.
MARIE-MADELEINE : Le péché sert à la purification.
DIEU LE PERE : Ils s’empiffrent de péchés comme on s’empiffre de gâteaux – jusqu’à ce qu’ils en crèvent ! jusqu’à ce qu’ils pourrissent!
MARIE IL faut bien pourtant leur laisser l’accouplement. Accordons-leur un brin de volupté, sinon ils iront se pendre au premier arbre venu.
La nuit, s’entend, la nuit! au printemps! à certaines époques – quand la lune luit… Il faut partout de la mesure!
DIEU LE PÈRE Je les écraserai… comme des chiens lubriques… dans leur plus folle ivresse!
MARIE, – Et qui alors créera les hommes?
DIEU LE PERE. – Je vais les exterminer! Je vais Les piétiner, les écraser. dans le mortier de Ma colère! les réduire en bouillie!
LE CHÉRUBIN – Très Saint, Très Divin Père! Demain c’est le jour de Piques. Sur Terre, ils mangent le repas pascal !
CHCEUR DES APÔTRES, MARTYRS, ANGES, ETC., – Ils mangent le repas pascal!
DIEU LE PÈRE, . – Qu’est-ce qu’ils mangent?
LE CHÉRUBIN, – Ils mangent le repas pascal!
DIEU LE PÈRE, Le repas pascal ?
CHCEUR DES APDTRES. – Ils mangent l’agneau pascal!
LE CHÉRUBIN. Ils célèbrent la Cène!
DIEU LE PÈRE. La Cène?
LE CHÉRUBIN. Ils mangent la chair et le sang du Christ.
DIEU LE PÈRE, . Mon Fils, ils Te mangent! .
JÉSUS, Oui, ils Me-mangent
MARIE, . Mon cher Fils, que j’ai porté dans mon corps!
JÉSUS,. que tu as porté dans ton
corps!
DIEU LE PÈRE, qu’elle a.porté dans son corps!
LES JEUNES ANGES, – L’Homme! l’Homme!
MARIE, C’est Toi qu’ils mangent!
JÉSUS. C’est Moi qu’ils mangent!
DIEU LE PÈRE. – C’est Lui qu’ils mangent J
JÉSUS Oui – et avec ça, Nous devenons, Nous autres, de plus en plus misérables, de plus en plus faibles! C’est affreux!
Eux, ils Me mangent, et les voilà délivrés de la maladie et du péché! Quant à Nous, Nous ne faisons que décliner. D’abord ils se gavent de péchés jusqu’à en éclater et puis ils absorbent Ma chair, et les voilà guéris, innocents, gros et gras tandis que Nous, Nous restons maigres et faméliques ! Ah ta maudite pièce que Nous jouons là ! Je voudrais une bonne fois renverser les rô1es, manger à Ma faim et les laisser crever !
MARIE, . Mon Dieu, mon Fils, n’oublie pas que Tu es invulnérable, Tu es Divin, Tu es Immortel, Tu es le même pour toute l’éternité!
LES JEUNES ANGES, L’Homme ! l’Homme!
DIEU LE PERE, . Quels sont ces gens qui célèbrent le repas pascal ?
LE CHÉRUBIN, Les chrétiens, Saint Père, Tes fidèles, Maître Divin, Tes enfants, qui espèrent en Toi, les croyants, les catholiques, l’église – hors de laquelle il n’est point de salut – Tes prêtres, Tes évêques, le Pape!
DIEU LE PERE, Ah oui? Eh bien, nous allons voir un peu!
MARIE, . C’cst ça ! Nous allons voir!
Viens mon Fils, nous allons regarder ce spectacle, cela Te distraira.

ACTE III Scène 1

Concile 2

DIEU LE PERE : Nous vous avons convoqués en ces lieux pour entendre votre avis
dans une affaire terrible, une affaire épouvantable. Les Hommes, méprisant mes commandements, se sont adonnés aux plus ignobles aberrations, aux pires abjections ; Dans leur idolâtrie, ils sont prêts à se détruire eux-mêmes ! Dans une ville d’Asie, à… à…. Tiens, où est-ce donc ?
LE CHÉRUBIN : A Naples, très saint-père
DIEU LE PERE : C’est çà à Naples ! Dépouillant leurs habits, garants de la pudeur, ils se
sont mélangés entre eux, tels des animaux, avec un total mépris et des restrictions imposées aux instincts charnels, et ainsi la colère divine…
MARIE : Ah oui, j’en ai entendu parler.
DIEU LE PERE : Comment ça ? Qu’est-ce que cela veut dire ?
MARIE : Oui, je connais l’affaire. Le messager est passé d’abord chez moi…
DIEU LE PERE : En somme… Vous êtes tous au courant… Nous avons décidé nous-
mêmes le plus terrible des châtiments !
MARIE : Cette racaille ne s’améliorera donc jamais !
JESUS : Non, cette ra-caille ne s’améliorera ja-mais !
LES ANGES : L’Homme ! L’Homme !
MARIE-MAD: Qu’est-ce qu’ils ont donc fait ?
MARIE : Je te le dirai après- des cochonneries comme toujours ?
DIEU LE PERE : Nous allons les exterminer !
JESUS : Oui- Nous al-lons les ex-terminer !
CHŒUR DES AP
MARTYRS,ANGES : Ah,ah ! Oh, oh !
JESUS : hein ?
MARIE : Non, non ! Impossible ! Nous avons besoin d’eux !
JESUS : Nous avons besoin d’eux !
DIEU LE PERE : Ah, nous avons besoin d’eux ? Eh bien, je vais les exterminer ! Les monstres ! Je veux…. Je veux…. Une autre belle terre… avec des animaux dans les forêts…
MARIE : Si nous avons des animaux, il nous faut aussi des hommes.
MARIE-MAD : Le péché sert à la purification.
DIEU LE PERE : Ils s’empiffrent de péchés comme on s’empiffre de gâteaux – jusqu’à ce qu’ils en crèvent ! jusqu’à ce qu’ils pourrissent!
MARIE : IL faut bien pourtant leur laisser l’accouplement. Accordons-leur un brin de volupté, sinon ils iront se pendre au premier arbre venu.La nuit, s’entend, la nuit! au printemps! à certaines époques – quand la lune luit… Il faut partout de la mesure!
DIEU LE PÈRE : Je les écraserai… comme des chiens lubriques… dans leur plus folle ivresse!
MARIE : Et qui alors créera les hommes?
DIEU LE PERE : Je vais les exterminer! Je vais les piétiner, les écraser. dans le mortier de Ma colère! les réduire en bouillie!
LE CHÉRUBIN : Très Saint, Très Divin Père! Demain c’est le jour de Piques. Sur Terre, ils mangent le repas pascal!
CHCEUR DES
APÔTRES,
MARTYRS, ANGES,
ETC. : Ils mangent le repas pascal!
DIEU LE PÈRE : Qu’est-ce qu’ils mangent?
LE CHÉRUBIN : Ils mangent le repas pascal!
DIEU LE PÈRE : Le repas pascal ?
CHCEUR DES A : Ils mangent l’agneau pascal!
LE CHÉRUBIN : Ils célèbrent la Cène!
DIEU LE PÈRE : La Cène?
LE CHÉRUBIN : Ils mangent la chair et le sang du Christ.
DIEU LE PÈRE : Mon Fils, ils Te mangent!
JÉSUS : Oui, ils Me-mangent
MARIE : Mon cher Fils, que j’ai porté dans mon corps!
JÉSUS : que tu as porté dans ton corps!
DIEU LE PÈRE : qu’elle a porté dans son corps!
LES JEUNES
ANGES : L’Homme! l’Homme!
MARIE : C’est Toi qu’ils mangent!
JÉSUS : C’est Moi qu’ils mangent!
DIEU LE PÈRE : C’est Lui qu’ils mangent !
JÉSUS: Oui – et avec ça, Nous devenons, Nous autres, de plus en plus misérables, de plus en plus faibles! C’est affreux!Eux, ils Me mangent, et les voilà délivrés de la maladie et du péché! Quant à Nous, Nous ne faisons que décliner. D’abord ils se gavent de péchés jusqu’à en éclater et puis ils absorbent Ma chair, et les voilà guéris, innocents, gros et gras tandis que Nous, Nous restons maigres et faméliques ! Ah ta maudite pièce que Nous jouons là ! Je voudrais une bonne fois renverser les rô1es, manger à Ma faim et les laisser crever !
MARIE : Mon Dieu, mon Fils, n’oublie pas que Tu es invulnérable, Tu es Divin,
Tu es Immortel, Tu es le même pour toute l’éternité!
LES JEUNES
ANGES : L’Homme ! l’Homme!
DIEU LE PERE : Quels sont ces gens qui célèbrent le repas pascal ?
LE CHÉRUBIN : Les chrétiens, Saint Père, Tes fidèles, Maître Divin, Tes enfants, qui espèrent en Toi, les croyants, les catholiques, l’église – hors de laquelle il n’est point de salut – Tes prêtres, Tes évêques, le Pape!
DIEU LE PERE : Ah oui? Eh bien, nous allons voir un peu!
MARIE : C’est ça ! Nous allons voir!
Viens mon Fils, nous allons regarder ce spectacle, cela Te distraira.

Scène 2 Acte 3
Lamentation du Diable (dans le miroir) :

LE DIABLE Te voilà, chien, une fois de plus seul, en tête-à-tête avec toi-même, délaissé et méprisé de tous ! Te voilà revenu de l’audience, triste individu, dénué d’ancêtres autant que de réputation 1 Une fois de plus tu as YU les appartements dorés des gens de qualité mais toi, tu es et tu restes « le » gueux, « le » croquant, « le » filou ! Ceux d’en haut peuvent, eux, faire tout ce que bon leur semble: platitudes, bassesses, vilenies, c’est toujours du noble et du distingués, puisque tout se passe dans les appartements du beau monde ! Mais toi, tu as beau faire (même si tu t’enfonçais la tête la première jusqu’à l’autre bout du monde), tes actes seront toujours infâmes, ignobles, crapuleux !

Si au moins tu étais duc, ta patte folle serait ducale ! Si même tu n’étais qu’un portier là-haut, ta tête et tes pensées, voire tes habits, seraient célestes, angéliques ! Mais tu es et tu demeures un chien ! C’est seulement quand il s’agit de faire à leur place certaines choses, dont ils sont bien incapables ou qu’ils trouvent par trop sales, qu’on a pour toi des sourires, qu’on te donne du « cher ami » ; mais sitôt l’audience terminée, tu redescends à ta poussière, à ta boue, et alors ce sont des « pouah ! saloperie du diable ! » Jusqu’à la fin des fins, tu seras un être pétri de terre, courbé, tordu, une vraie caricature, quoi ! et tu traineras ton pied-bot, ravalant sans fin ta colère et ta hargne!
Et pourtant 1 Pourtant tu vaux mieux que cela ! Mieux que ces pantins célestes vautrés dans leur félicité ! Tu es au centre du monde, toi ! C’est dans ta tête que gîtent les pensées de la Terre et, quand tu es là, so1itaire, avec ton odeur terrestre et que ton esprit s’illumine, alors jaillit de cette tête douloureuse, malgré le désespoir, une étince1le – force ou poison – qui s’élance, tel l’éclair, à travers le monde, tonnant, crachant le feu, et qui fait trembler ces têtes vides, là-haut, dans leurs nuées ! Tu n’as pas besoin de porter la tiare, ni de t’abreuver d’ambroisie ou de champagne pour être heureux, ni de faire tinter de brillants hochets : tu es heureux tel que te voilà, heureux même dans cette fosse, dans ce tunnel précieux, au milieu des âcres relents de la Terre; ce fumet du monde qui te donne vigueur et te trempe, fait jaillir tes pensées, t’oblige au travail. Qu’as-tu besoin d’ancêtres ? Pourquoi tenir registre du passé ? Tu es propre et luisant comme un métal poli, tu peux sans cesse recommencer ton œuvre, tu n’es point condamné à l’inaction. Le travail, voilà tes ancêtres! Tu les projettes dans l’avenir, tes ancêtres ! Ah ! le travail ! le travail !
Eh bien, donc à l’ouvrage !

Diable – création (diable/orchestre) :

Il faut donc qu’elle soit séduisante, cette «chose » – tiens,! Pardi ! sans quoi ils n’y mordront pas ! Qu’elle ait, à dit Marie, un caractère féminin – parfait! Les femmes connaissent leur sexe mieux que personne. Mais il y faut aussi le venin, puisque c’est en quoi consiste le châtiment – et surtout qu’ils ne l’éventent pas ! qu’ils l’avalent comme un sirop ! Très bien ! Voilà qui n’est pas difficile. Il s’agit d’empoisonner l’âme et le corps, mais pas définitivement, il faudra s’arrêter aux limites du désespoir, de la folie. Ah, c’est qu’ils veulent voir les hommes se tordre et se briser, vider leur âme comme un estomac ! Compris ! Néanmoins l’âme doit rester réparable, susceptible de «rédemption », comme ils disent – bon! Je peux bien leur faire ce plaisir, aux uns comme aux autres. ils n’ont rien dit du corps ? parfait ! Comme si on pouvait séparer les deux ! Quand j’aurai infecté le corps dans ses moindres fibres et que mon bonhomme s’en ira aux cinq cents diables – oh, pardon ! – quand il sera foutu, ils voudront encore racheter son âme ? Cette âme qui déjà s’achemine vers moi ? Ô sainte pitié! Enfin – nous verrons bien !

Voyons, quel genre de poison? un poison qui tue sans tuer ! Avec des produits chimiques et organiques, je n’y arriverai pas ! Je ne puis davantage songer à procéder quantitativement – ils en redemanderaient puisque ce serait si bon et, tout d’un coup, crac! ils seraient fichus! Impossible de doser. Vais-je leur coller une ordonnance longue d’une aune sur la table de nuit: pro dosi tant et tant? non, il faut donc un poison nouveau, particulièrement subtil, qui ne tue sur-le-champ ni qui l’infuse, ni qui le reçoit. Il me faut un venin discret, insinuant, qui agisse lentement, se transmette par hérédité et que l’on puisse toujours trouver frais dans quelques individus vivants. De plus, il faut l’associer aux suprêmes extases des hommes, à l’ivresse d’amour, le plus naïf ; le plus délicieux bonheur qu’ils connaissent – ainsi nul ne sera épargné! Au fait, c’est bien moi qui ai eu cette idée ! N’aliénons point notre propriété intellectuelle! Bon, bon. Et maintenant, où Vas-tu prendre ce poison?

Eh bien, mais – en toi-même ! Est-il rien de plus vénéneux, de plus pénétrant que ta propre substance? Parfait, Continuons. Comment vas-tu t’y prendre?

Ce poison, qui serait peut-être trop vio1ent en soi, donc mortel, il te faut l’affaiblir organiquement avant de l’infuser à un être vivant.

Hop là 1 nous y sommes ! Répétons : premièrement, rendre ce poison si inoffensif que leurs foies et leurs estomacs le supportent parfaitement ; en même temps l’introduire dans un être vivant fait à leur image – crédié ! Deuxièmement, cet être vivant sera une femme ! Et le poison sera acheminé par le canal ordinaire ! Troisièmement, il faut que cette femme soit belle – et que je sois son père !

Sapristi !

Serait-ce à notre tour de créer ?

Diable-revendication

… Et quand j’aurai produit mon chef-d’oeuvre, quel profit en aurai-je? Prends garde, mon ami, l’occasion ne se reproduira plus ! Le moment est venu de présenter la longue liste de tes réclamations !Cet escalier-là… il faudra qu’Il me le répare ! Il est pourri – si jamais je viens à glisser et à me casser l’autre jambe.
Et puis, toutes ces simagrées des audiences, j’en ai assez ! Si l’accès est libre chez moi, qu’il le soit aussi là-haut ! Je veux avoir le droit d’arriver à tout moment, sans m’annoncer. N’entre-t-Il pas toujours chez moi sans s’annoncer, Lui ? Puis… il faudra qu’il me laisse imprimer mes livres librement et m’en permette la large diffusion, sur la Terre comme au Ciel ! Ça, c’est absolument nécessaire, sinon je refuse de me mettre à l’ouvrage!

Dégoût du Diable

Ah, je le sens venir ! Il me tient ! Chien ! Ne t’ai-je pas dit qu’il t’empoignerait si tu dépassais la mesure ? Pouah ! saloperie du diable!

Pouah ! je le sens venir 1 C’est le Dégout ! Il me tient ! Pouah ! Pouah ! Pouah! Oh, c’est trop tard! Le Dégout ! le Dégout ! Ah maudite cuisine !… Par tous les diables as-tu oublié ? Ne sais-tu pas que tu ne peux vivre que dans le renoncement, dans les ténèbres, dans le martyre ? Et tu voudrais faire le faraud? Pauvre type ! Ah, ah !

Songe du Diable suicidé (voix enregistrées)

LE DIABLE ET VOILA JE ME SUIS, MOI SATAN, SUICIDÉ !

DEBOUT LES MORTS
DEBOUT LE SUICIDÉ
SATAN DEBOUT POUR ENGENDRER
LA CRÉATURE PORTEUSE
D’UNE MALADIE HONTEUSE
QUE J’AI CONCOCTÉE

QUELLE FEMME CHOISIR
QUI SERA MATRICE DE MA FILLE ?
AU PURGATOIRE DU TEMPS
J’EXAMINE LES CANDIDATES

VU D’ABORD HÉLÈNE, ELLE, LA BELLE HÉLÈNE,
QUI DIT
J’AI TANT AIMÉ ME FAIRE ENLEVER PAR LA TAILLE,
QUE J’AI LANCÉ LA GUERRE DE TROIE.
ET MOI DIABLE JE DIS
DÉGAGE ! C’ÉTAIT SANS PRÉMÉDITATION
DÉGAGE, TU NE ME CONVIENS PAS

VU ENSUITE PHRYNÉ, LA PROSTITUÉE D’ATHÈNES,
QUI DIT
J’AI RUINÉ, RENDU FOUS ET LIÉ TOUS LES HOMMES,
ET MEME DES PHILOSOPHES.
ET MOI DIABLE JE DIS
DÉGAGE C’ÉTAIT SANS MALICE, PAR FIERTÉ
DÉGAGE, TU NE ME CONVIENS PAS

VU SUR CE HÉLOÏSE, LA MOITIÉ D’ABÉLARD,
QUI DIT
J’AI FORNIQUÉ AVEC UN CHÂTRÉ, ET AVANT
ET APRÈS, ET PAR TOUS LES VICES
ET MOI DIABLE JE DIS
DÉGAGE C’ÉTAIT D’AMOUR PUR ET D’EAU FRAICHE
DÉGAGE, TU NE ME CONVIENS PAS

VU ALORS AGRIPPINE, LA MÈRE DE NÉRON
QUI DIT
J’AI ASSASSINÉ MOI CLAUDE ET CALIGULA,
VEUVE J’AI USURPÉ L’EMPIRE
ET MOI DIABLE JE DIS
DÉGAGE C’ÉTAIT LES MŒURS DU TEMPS, C’EST TOUT
DÉGAGE, TU NE ME CONVIENS PAS

VU ENFIN SALOMÉ, PRINCESSE, ENFANT GÂTÉE
QUI DIT
DE SAINT-JEAN, SUR UN PLAT, J’AI DEMANDÉ LA TÊTE
COUPÉE POURQUOI ? POUR DÉCORER
ET MOI DIABLE JE DIS
DANS MON LIT, SALOMÉ, PURE PERVERSITÉ
DANS MON LIT, DANS MON LIT, DANS MON LIT

COPULONS, VITE, COPULONS,
UN BREF INSTANT D’ÉTERNITÉ
ME SUFFIRA POUR ENGENDRER

ACTE 4

Marie attends, elle berce doucement Dieu qui dort sur sa chaise roulante, enveloppé d’une couverture

LE DIABLE  Madame… Ma fille !
MARlE : – Ah !

Ils ouvrent le haut du carton et regardent à l’intérieur
LE DIABLE : – J’espère qu’elle Te plait?
MARlE : – Me plaire ? Non, elle est trop belle pour cela ! Cet être-là va éclipser tout le monde, au Ciel comme sur la Terre. Je m’attendais à voir un monstre.
LE DIABLE : – Madame afin de…
MARIE : Madame, madame ! Je suis la Vierge Éternelle, la Bienheureuse Mère de Dieu! Tâche de ne pas l’oublier !

LE DIABLE : – Elle n’est pas encore en mesure de saisir ces subtilités. elle est comme un enfant!
MARIE : – elle ne parle aucune langue?
LE DIABLE : – Elle parle la langue de toutes les femmes, la langue de la pire séduction.
MARIE : – Je crois que tu as dépassé les limites de Notre programme. Que faire de cette magnifique créature?
LE DIABLE : – il fallait bien que de quelque façon…
MARIE : – Si j’avais voulu, j’aurais pu prendre un de mes anges, j’aurais pu, moi-même..
LE DIABLE : – Oh, ma Toute Gracieuse, jamais de la vie! Vous avez oublié…
MARIE : – Ah, oui ! c’est vrai, c’est vrai ! Mais pourquoi cette aveuglante beauté? pourquoi cette grâce ?
LE DIABLE : – Tu peux t’admirer à ton aise, elle ignore encore tout.
MARIE : – Quelle merveille! On dirait un enfant!
LE DIABLE : Juste sortie des mains du créateur !
MARIE : – 0 buffone ! Mais d’où vient-elle, celle-là?
LE DIABLE :. Un des secrets de notre fabrication, que nous ne pouvons révéler ! Mais je puis te dire qui est sa mère.
MARIE : – Ah ?
LE DIABLE : – C’est une certaine Salomé, la belle coupeuse de têtes, celle qui, en dansant la gigue, avait gagné une tête encore toute chaude!
MARIE : – N’est-elle pas parmi nous, au Ciel?
LE DIABLE : – Non, non, des femmes comme ça, vous n’en n’avez pas chez Vous!
MARIE : – … des femmes comme ça nous n’en avons pas chez: nous… Et, pourtant, quelle aveuglante beauté !
LE DIABLE : – Tout ce que Tu peux voir en elle, elle le tient de sa mère.
MARIE : … de sa mère…
LE DIABLE : – Et quelque chose aussi, que Tu ne vois pas !
MARIE : – Parfait! Et à part ça ?
LE DIABLE : Les qualités paternelles se manifesteront plus tard – quand elle aura acquis de l’expérience…
MARIE. – Je m’en doute!
LE DIABLE. – j’étais dans une forme éblouissante !
MARIE : – Et cette chaste beauté, ces yeux incomparables, cette promesse de volupté inconnue, cette bonté, cette pitié surnaturelles – c’est cela, dis-tu, qui va empoisonner et détruire les hommes ?
LE DIABLE :- Oui, c’est cela!
MARIE : – Mais comment est-ce possible ?

LB DIABLE : – Possible? Telle est la force du venin renfermé dans ses veines, que celui qui l’aura touché, quinze jours après aura les yeux comme des billes de verre! Ses pensées mêmes se coaguleront. Il baillera après l’espoir comme une carpe desséchée. Six semaines après, contemplant son corps, il se demandera : « Est-ce moi ? » . Ses cheveux, ses cils tomberont, ses dents aussi; ses mâchoires, ses articulations deviendront branlantes. Au bout de trois mois, toute sa peau sera trouée comme une passoire et il ira lécher les vitrines pour voir s’il n’y a pas moyen de s’acheter une nouvelle peau ! Non, seulement le désespoir pénètrera dans son coeur, mais lui coulera encore par le nez sous la forme d’une gourme puante. Ses amis se dévisageront l’un l’autre et celui qui en sera à la première phase se moquera de celui qui en sera à la troisième ou à la quatrième. Au bout d’un an, son nez tombera dans sa soupe ; Il ira s’en acheter un autre en caoutchouc ! Puis il changera d’appartement, de métier ; il deviendra compatissant et sentimental, il ne fera pas de mal à une mouche ; il se fera moralisateur; jouera avec les insectes dans le soleil, enviant le Sort des jeunes arbres au printemps. S’il est protestant il se fera catholique, et inversement. Au bout de deux ou trois ans, son foie et ses autres glandes seront comme des pavés dans son corps ; il pensera aux nourritures Légères. Puis il aura des picotements dans un oeil. Trois mois plus tard, l’oeil se fermera. Au bout de cinq ou six ans, son corps se mettra à tressaillir et à flamber comme un feu d’artifice; il pourra encore marcher et regardera avec: inquiétude s’il voit encore ses pieds sous son corps. Quelque temps plus tard, il préfèrera garder le lit, car la cha1eur lui fera du bien. Au bout de huit ans, un beau jour, il s’enlèvera un os de son propre squelette, le flairera et le jettera avec horreur dans un coin. Alors il deviendra pieux, très pieux, toujours plus pieux, il aimera les volumes en maroquin, doré sur tranches et pourvu d’une croix. Dix ans après, squelette pourri, il sera cloué sur son lit, baillant, la gueule ouverte vers le plafond, s’interrogeant sur le pourquoi des choses, et enfin il mourra… Alors son âme Vous appartiendra !…

MARIE: – Pouah !

LE DIABLE : – Quoi ? n’ai-je pas fait du bon travail? N’est-ce pas ce que vous m’aviez commandé ?

MARIE :- Ah, la pauvre humanité!

LE DIABLE : ….restera avide de rédemption, susceptible de rédemption !

Jésus apparaît à Marie sur le côté de la scène (il était précédemment en train de reluquer la scène sans se faire voir)

MARIE :- Non, non , que personne n’entre ici !
Non,non, mon Fils n’entrera pas. Vade retro vade retro (adressé à Jésus) IL ne peut pas, il ne doit pas entrer !

Marie part en poussant Dieu en criant ; Vade retro vade retro

LE DIABLE : – Chère Marie, Vierge Eternelle, Bienheureuse Mère de Dieu ! Je voudrais encore Te demander quelque chose… je pense que… je mérite au moins… Tu sais bien…

MARIE : – Oui, oui, tu l’auras, ton escalier ! Vade retro vade retro

LE DIABLE : – Et la liberté de pensée !…

MARIE: -Mon amis tu penses trop, tu penses beaucoup trop, je verrai ce que je puis faire pour toi. Vade retro vade retro

La chambre de Melle L

 

 

 

textes de Léo Larroche

 

La chambre à révélations

La photographie a toujours entretenu des rapports étroits avec les fantômes. Il suffit de regarder un vieux cliché pour s’en apercevoir. Mais il y eut des gens, au XIXe siècle, pour croire que la photographie pouvait réellement convoquer les esprits.

Au cours de ses recherches, le Groupe d’Études Spectrales a rencontré le travail des photographes spirites. En exhumant plusieurs de leurs techniques, en les com- binant, en les dépouillant et les perfectionnant, il a réfléchi à un dispositif capable de révéler les empreintes que le passé laisse sur le présent, communément appelés fantômes. Madame S., institutrice à la retraite, vit avec des fantômes. Nous la rencontrons, puis elle décide de partager avec nous un certain nombre d’histoires et d’objets particuliers. Nous fabriquons un décor reconstituant sa chambre à l’identique et nous y installons un appareil photographique.

« Je suis là parce que vous croyez que je suis là » Le Capitaine dans Le Fantôme de Madame Muir de Joseph L. Mankiewicz

Cette chambre, je ne l’habite pas toute seule. Il y a d’autres présences, les gens qui vivaient ici avant. Avec le temps je m’y suis habituée. Là, ce doit être M. Kerst : son visage est tout ou. Je crois qu’il n’existe plus personne qui se souvienne de lui à présent, à part moi.

Tous les jours je les rencontre, nous nous tenons compagnie. Il y a un langage que j’ai appris. Souvent ils s’amusent à me surprendre et ça me plaît, ils apparaissent d’une manière nouvelle, il y a longtemps que ça ne m’effraie plus. Le plancher craque encore sous le poids de William Jan.

Posé là, il y a un insecte sous verre. Je l’aime beaucoup, les phasmes sont des animaux étonnants. Il y a des camouflages et des mues qui continuent même après la mort. Lui s’est arrêté peu de temps après le départ d’Adèle Bellevoye.

Parfois, le soir, Gwendal Marguerite se couche sur mon lit, et nous attendons ensemble que le jour se lève.

Et les dents de lait ? La cachette derrière le radiateur ?

Le dispositif photographique spirite

permettait la surexposition intégrale des formes. Soutenu par une certaine conception de la lumière, alors considérée comme un élément majeur d’explication de certains évènements historiques (ex : bataille d’Austerlitz dans la brume au lever du jour ; Waterloo sous un ciel noir mais éclaircies aveuglantes). Ne pas oublier que Crookes pensait avoir découvert la “matière radiante”. Le médium photographique devint alors l’instrument privilégié de la croyance en l’existence des esprits. N’importe qui pouvait s’en emparer. Cela ne nécessitait aucune compétence particulière, il fallait disposer de glaces au gélatino-bromure et éventuellement d’un galvanomètre et d’un dynamomètre si on voulait vraiment convaincre tout le monde.

On s’aperçoit que les photographes spirites ont approché de très près les questions de profondeur de champ, d’optique, d’ouverture, de distance focale et même de raccordement panoramique sans penser une seule seconde à la possibilité d’appliquer leurs découvertes à autre chose que les entités spectrales.

Tandis que les hommes de science faisait s’effondrer la supériorité du spirituel sur la technique, eux ne paraissent pas s’être beaucoup intéressés à la validité d’une stricte hiérarchie entre les deux univers. Il semble que la distinction ait cependant fonctionné, dans ce cas précis, de manière subtile, au second plan, comme si le fond de l’image rassemblait toute la mise à distance autorisée.

L’enjeu de leur entreprise était bien trop élevé pour qu’ils puissent se donner la liberté d’en rire, ouvertement du moins. Reste que la nature de la photographie leur permettait de dissimuler derrière la surface lisse de leurs images une ironie empreinte d’une grande dé- licatesse, un goût ra né du détachement, un second degré presque invisible.

Aujourd’hui, étudier la répartition d’une onde ou des particules en fonction de l’énergie paraît suspect. Exit la spectroscopie ?
Cela reviendrait à jeter le bébé avec l’eau du bain, c’est-à-dire faire de la méthode expérimentale. En lieu et place du radiomètre, on dispose maintenant de tubes électroniques à cathodes froides, c’est moins impressionnant mais tout aussi efficace.

Dans le meilleur des cas nous devons :
a) disposer d’une ouverture d’angle relativement large pour pouvoir utiliser un objectif à focale xe (par ex Nikon 50 mm f/1.8).

b) utiliser la profondeur de champ à des ns intéressées, en trichant évidemment sur la répartition de la lumière à l’intérieur des taches- images.

c) refuser en revanche la compensation d’exposition.

d) choisir un format confortable permettant au spectateur de se placer à une distance à peu près égale à la diagonale de l’image, soit g’ = Do/fo

L’histoire de Madame S.

a été déposée sur le site RéMaPi le 20 décembre 2008

Cette histoire tire son origine d’une photographie. Nous nous tenons autour de ma grand-mère, assise dans un fauteuil, et nous regardons l’objectif en souriant.
Nous sommes tous là, notre famille. Mais derrière nous, il y a quelqu’un debout, que personne ne connaît, et surtout qui était absent de la pièce quand nous avons pris la photo. Erreur de manipulation au laboratoire ? Surimpression de deux clichés ? Quand je lui montre l’image, ma grand-mère me regarde d’un air gêné. « Tu sais, j’ai toujours vécu avec des fantômes. Avec le temps je m’y suis habituée. » Je prends cette phrase comme une métaphore.

« Ce doit être M. Kerst. Son visage est tout ou. Je pense qu’il n’existe plus une seule personne qui se souvienne de lui à présent, à part moi peut-être, mais je crois que je ne l’ai jamais vu, en tout cas je ne me rappelle pas à quoi il ressemblait. » Cette fois, j’ai peur de ne plus comprendre.

Ma grand-mère n’est pas mystique, et malgré son âge, elle n’a jamais montré aucun signe de faiblesse mentale ni même de douce sénilité. Elle a dû remarquer mon désarroi, car elle a souri : « Tu ne peux pas t’imaginer comme cela soulage d’en parler.

Mais vous m’auriez pris pour une folle ! C’est ce que tu vas penser peut-être et tu auras sûrement raison. »
Plus tard elle m’a dit : « Cette chambre je ne l’habite pas toute seule. Il y a d’autres présences, les gens qui vivaient ici avant.

Tous les jours depuis que ton grand-père est parti je les rencontre, je discute avec eux, nous nous tenons compagnie. Il y a un langage que j’ai appris. Souvent ils s’amusent à me surprendre en apparaissant d’une manière nouvelle, cela me plaît, tu penses bien qu’il y a longtemps que ça ne m’effraie plus.

Au fond, je ne me suis jamais demandé ce qu’ils faisaient là. Je n’ai pas cherché à savoir.

Ce que je connais d’eux, c’est grâce aux objets qu’ils ont laissés. Vous pensez que je garde tout. Mais il y a beaucoup de choses qui leur appartiennent.

Roger Khon

En 1935, l’immeuble dû subir d’importantes rénovations. Roger Khon, architecte et entrepreneur en bâtiments, prit ses quartiers dans l’appartement inoccupé du troisième étage.
Tandis que les ouvriers commençaient le gros œuvre, il s’installa dans la chambre et déplia ses plans ; l’un bleu, une coupe transversale de l’immeuble ancien, l’autre portant au crayon les transformations prévues. Il faisait des croquis des appartements, traçait des couloirs, creusait des caves, perçait des fenêtres dans la façade nord aveugle jusque-là, rajoutait des poutres pour soutenir le toit croulant qui serait ensuite recouvert sur toute son étendue.

Il réfléchissait surtout à la façon dont on pourrait sauver les murs, lentement et profondément rongés par l’humidité, et il eut l’idée de plaquer sur les parois une double couche de panneaux de bois, a n de construire une sorte de boîte à l’intérieur de l’immeuble, une coquille interne. Le défaut dans le plan de Roger Khon surgit peu avant l’hiver : à force de réfléchir et travailler dans cette chambre, il l’avait oubliée. On eut juste le temps de poser les panneaux.

On rétablit l’eau, le gaz et l’électricité, et les ouvriers partirent travailler sur un autre chantier. Roger Khon vécut dans la chambre pendant plusieurs mois après la n des travaux.
Avant de la quitter il grava ses initiales sur le linteau de la porte, comme le faisaient les architectes sur les façades parisiennes du début du siècle.

M. Kerst

De M. Kerst, on ne sait pas grand chose. Était-ce son véritable nom, ou celui qu’on lui connaissait ? Quel emploi occupait-il ? Qu’aimait-il faire de ses journées ? Avait-il de la famille, des amis, possédait-il des choses auxquelles il tenait ? Le mystère de son existence reste entier. Et pour peu que l’on s’approche, même de la manière la plus délicate qui soit, des sentiments, des idées, la mélancolie d’une vie passée et oubliée nous rattrape et compromet le repos de notre imagination.

Il a disparu, cela est raconté par les dépositions de son domestique et de sa concierge. Mais les faits sont contradictoires. D’ailleurs, ces dépositions ne nous apprennent rien. L’enquête a piétiné pendant quelques temps, puis s’est arrêtée. Nous ne savons pas ce qui s’est réellement passé.

Il faut donc faire un effort pour se représenter M. Kerst. Mais il serait illusoire de vouloir donner à sa vie une cohérence qu’elle n’a sans doute jamais eu. Le risque est grand de lui attribuer une identité, et de l’enfermer, lui qui un jour fut vivant, dans une système séduisant d’actions. À tout prendre, il faudra se contenter du ou.

Adèle Bellevoye

Adèle Bellevoye était entomologiste, comme son père, comme son grand-père et son arrière-grand-père, comme l’homme qu’elle avait épousé et qui était mort maintenant. De génération en génération se transmettait la vaste collection d’insectes, constituée en majorité de papillons et de chenilles. Petite  elle s’amusait à en placer sur ses doigts les cocons transparents, bleus à maille ne, blancs et épais, jaunes vif, correspondants aux diverses espèces accumulées dans la collection, et les agitait devant ses yeux comme des marionnettes. Plus tard elle s’était spécialisée dans la lépidoptérologie et avait publié, avec son mari, une Iconographie des Chenilles.

Les insectes connaissent-ils le chagrin ? Sans doute le scarabée pleure-t-il la perte de la pelote de bouse sphérique qu’il a si patiemment façonnée. Mais jamais larves ne versent larmes, pensait Adèle en regardant les chrysalides se balancer au bout de leur l de soie. Non, pas de tristesse.
Le con finement ne les rassure pas spécialement, il ne fait que les conduire à l’âge adulte. Et tandis qu’Adèle travaillait sur ses chenilles, elle cherchait quelque chose, une idée qui puisse la consoler.

Dans la cave, où elle entreposait une partie de ses spécimens et de ses instruments, Adèle avait trouvé une pile de vieux disques. Sur l’un d’eux, un chanteur habillé en costume italien tenait une gui- tare. Il ressemblait à l’homme qu’elle avait aimé. Dans la cave, il y avait aussi un tourne-disques. Elle remonta chez elle l’appareil et le disque. Elle l’écouta longtemps, jusqu’à ce que le jour décline et qu’il fasse sombre dans la chambre. Finalement, elle ne s’occupa pas plus de ses chenilles, qui se transformèrent, et mourut de chagrin en écoutant chanter Victor Delmar.

Victor Delmar

En son temps, Victor Delmar souhaitait qu’on l’appelle «Delmar» ou «le Delmar». Chaque soir une foule de jeunes filles, parmi lesquelles deux paires de magniques jumelles, attendaient les chanteurs à la sortie du théâtre. Lui venait aussi, les lèvres pincées, mais faisait semblant de ne voir personne. Il passait son temps dans sa chambre à faire des vocalises, sans jamais trouver sa voix.

En 1907, le président de la Compagnie française du Gramophone, homme d’affaires américain installé à Paris, engagea plusieurs chanteurs a n d’enregistrer des grands airs de musique lyrique. Les disques, vingt-quatre au total, seraient déposés dans des urnes en amiante, scellées, puis enfermées dans une cave de l’Opéra de Paris, leur contenu ne pouvant être délivré qu’un siècle plus tard, donnant ainsi aux hommes du XXIe siècle un aperçu de la vitalité du chant français, en même temps que cela constituerait un moyen sûr de conservation des œuvres : une notice explicative, jointe aux urnes, précisait à l’attention des générations futures les modalités de leur ouverture. Ceci à grands renforts de publicité dont l’homme
d’affaires espérait qu’elle profiterait à la renommée de son entreprise ainsi qu’à la vente de ses appareils. Delmar vivait dans l’illusion d’être retenu. Parmi les personnalités choisies figurait le ténor Enrico Caruso. Victor s’identifait totalement à lui et vivait depuis avec la fierté de savoir que sa voix, à travers celle de Caruso, vivrait pour l’éternité.

On enfouit la musique un 16 avril. Voulant rejoindre par les sous-sols le lieu de l’inauguration, Victor emprunta les catacombes ouvertes à Denfert et remonta les égouts vers le nord, en suivant les rats, toujours très au fait de l’actualité musicale et souhaitant eux aussi assister à l’événement. Tandis que sous l’Opéra les flashs crépitaient et qu’on installait le ruban rouge qui serait maladroitement section- né un siècle plus tard, Victor errait encore dans les tunnels du côté

de Bonne-Nouvelle. Quand il arriva en n, il se cogna contre un plafond bas et tomba sans connaissance. En se réveillant il constata qu’on avait fermé les lourdes portes devant lui, et que derrière une eau noirâtre était montée, lui interdisant de rebrousser chemin.

La salle des urnes serait pour Victor un peu plus qu’un caveau : une chambre, mortuaire et humide certes, mais à l’acoustique impeccable. Ses vocalises résonnèrent longtemps sous les voûtes humides. Avant de s’éteindre, il eut le temps de gagner une octave.

William Jan

Outre sa monstrueuse carcasse, William Jan supportait divers fardeaux : sa sœur, fragile jeune fille qui refusait de s’alimenter, une vielle tante impotente, un chien à trois pattes abandonné, une famille de serins, deux ou trois orphelins. Lui se montrait tous les jours à la foire et travaillait sur les marchés, le dimanche, a n de nourrir ceux qu’il avait à charge.

Il usait une quantité de meubles. Les fauteuils, il les défonçait. Les couverts, il les pliait en deux. Quand il changeait une ampoule, il la concassait comme une noix. S’il lui fallait s’asseoir ou se coucher, il devait faire très attention à l’ordre dans lequel il étendait ou détendait ses membres. Son appartement n’avait pas gardé de portes bien longtemps.

La nuit, William recopiait des miniatures. L’une d’elles représentait un groupe de quatorze personnages. Au centre d’une chambre pavée de carreaux blancs et bleus, un homme d’allure aristocratique recevait des mains d’un clerc en robe, agenouillé devant lui, un grand livre à fermoirs. À gauche trois ecclésiastiques et à droite des jeunes nobles se tenaient debout et observaient la scène. Ce qui intéressait particulièrement William, parce que cela demandait de la finesse dans l’exécution, c’était de peindre un chien couché aux pieds du personnage central, un Braque allemand blanc et mince, qui se distinguait à peine sur le sol en damier.

William mourut le pinceau à la main.qui se distinguait à peine sur le sol en damier.

William mourut le pinceau à la main.  Ce qui intéressait particulièrement William, parce que cela demandait de la finesse dans l’exécution, c’était de peindre un chien couché aux pieds du personnage central, un Braque allemand blanc et mince, qui se distinguait à peine sur le sol en damier.

William mourut le pinceau à la main.

Gwendal Marguerite

Gwendal Marguerite est toujours resté assis dans les restaurants, devant la porte menant aux cuisines, à regarder passer les serveurs. Il voulait devenir chef. Sur des petits calepins à couverture orange il écrivait, selon un système d’abréviations qu’il avait inventé, le nom de différents plats, le plus rapidement possible. Comme il gardait tout, chez lui, les murs étaient piqués de notes et de bouts de papiers couverts d’une minuscule écriture sténographique.

Faute de place, il avait agrandi sa cuisine pour en faire une chambre ; on y discutait en fumant et en préparant à manger. Après l’université il était resté en contact avec ses professeurs et écrivait parfois dans la petite revue publiée par l’équipe de littérature comparée. Mais ce n’était que pour conserver une habitude agréable. Pour gagner sa vie, il proposait ses services aux caïds de la drogue et aux maîtresses éconduites.

Rares étaient ceux qui, comme lui, savaient effacer derrière eux toute trace de leur passage.Un soir, lui et ses amis avaient bu plus que de coutume. Complètement ivres, ils étaient tombés de sommeil dans des fauteuils. Plus tard dans la nuit Gwendal s’était couché sur son lit. Réveillé, il était resté étendu, les yeux ouverts, il attendait que le jour se lève pour effectuer un autre contrat. Mais quand on l’a regardé, à l’aube, il était allongé sur son lit, la main crispée sur son arme, et quelqu’un d’autre s’était occupé de lui. Il portait encore son costume quand on est venu l’emporter.

Toc-Toc

À cinq ans, la petite fille perdit sa première dent, à six ans, la dernière. Son père était alors prisonnier en Allemagne. Avec sa mère et ses sœurs, elles habitaient au deuxième, une seule pièce pour quatre, sous l’appartement.

Le jour où son ultime molaire se déchaussa, la petite fille du deuxième monta au troisième étage la montrer à une autre petite fille. Mais elle se trompa de porte. Toc toc. On n’entendait rien à l’intérieur de l’appartement, peut-être un léger bruit, quelque chose comme le chuintement d’un radiateur. La petite fille continuait à frapper doucement. Toc toc. En bas, on criait dans une langue étrangère. L’oreille collée à la porte, la petite fille crut entendre des bruits de pas.

Au milieu de la nuit une grande ombre noire se projeta dans le rai de lumière qui passait
sous la porte. La lumière s’éteignit, on ne vit plus rien.
Après la guerre la petite fille s’installa dans l’appartement avec sa mère, son père et ses sœurs.

Tête de mort

textes de Frédéric Révérend pour Tête de Mort

Paroles de la mort

COMPTINE
(d’après Émile Coué)

Tous les jours
A tout point de vue
Je vais de mieux en mieux

Tous les jours
A tout point de vue
Je vais de pieux en pieux

Tous les jours
A tout point de vue
Je vais de mire en mire

Tous les jours
A tout point de vue
Je vais de pire en pire

LA MORT ET LE BÛCHERON
(d’après Jean de La Fontaine)

Couplet 1 (le rat)

Quelle plaie
6 rats !
T !
Ilôt de pus !
Et quel étau immonde

Quelle plaie, si raté il eût !
Quel plaisir a-t-il eu,
Dépouillé, quel étau immonde
Depuis qu’il est au monde ?
Quel plaisir a-t-il eu ?

Couplet 2 (le lama)

On ne tient plus.
Pas vrai ?
Un lama chie :
Néron II

On ne tient plus, pas vrai ?
En est-il un plus pauvre
Un lama chie : Néron II
En la machine ronde ?
En est-il un plus pauvre ?

Couplet 3 (le chat)

Pan ! deux poings
Cake au foie !
Et le chat , mettre au pot

Pan ! deux poings : Cake au foie !
Point de pain quelquefois,
Et le chat , mettre au pot
Et jamais de repos.
Point de pain quelquefois,

Couplet 4 (la vache)

Ca va ? meuh…
16 ans
Fend les os
Le tas !
lait en pot

Ca fameux ? c’est sans fond
Sa femme, ses enfants,
Les os, le tas ! lait en pot
Les soldats, les impôts,
Sa femme, ses enfants,

Couplet 5 (le lapin)

Le curé assis
Et la crevée
Y font un malheur
Au lapin dur
Haché vif

Le curé assis et la crevée
Le créancier, et la corvée
Y fondent un mâle roux
Lui font d’un malheureux
Lapin dur Haché vif
La peinture achevée.
Lui font d’un malheureux

Couplet 6 (le centaure)

Lilas
Pelle
La mort
Aile
Vie 1
Centaure ridé

Lilas pèle la mort
Il appelle la mort,
Aile, Vie 1, centaure ridé
Elle vient sans tarder,
Il appelle la mort.

Refrain :
Plutôt saoûl, plutôt souffrir
Plus tard mou, plus tard mourir
Plutôt souffrir que mourir
C’est la devise des hommes.

Trou-A : 3
Carte : 4
Huître : 8
Un œuf : 9
Douce : 12
10 huîtres : 18
vin : 20
Vinci (Léonard de -) : 26
Vin – truite : 28
Terre – entre – oies : 33
Terre en 4 : 34
Terre en huître : 38
Car –rentre : 40
Car entre deux (cars) : 42
Car entre (dans un) trou – A : 43
Car entre huîtres : 48
Saint-Quentin : 51
69 : 69
K – terre – vin – trou – A : 83
K – terre – vin – K – terre : 84
Sang : 100
.23456789 : 101
1.3456789 : 102
12.456789 : 103
123.56789 : 104
1234.6789 : 105
saucisse : 106
chaussette : 107
sang – disque : 110
Sainte-Thérèse : 113
(de)mi-lion : 1000000
trou – ami-lion : 3000000

COMPTINE DE COMPTAGE

De deux plus deux pluies
Depuis le depuis
Début du plus pu plus i
Depuis le début
Y-a-t-il, y-a-t-elle, y-a-t-il eu
Jésus gamin tenant deux…
Puis le début,
Jusqu’à maintenant oui
Y-a-t-il, y-a-t-elle, y-a-t-il eu
Plus de nés puis trépassés ? ou bien
Y-a-t-il, y-a-t-elle, y-a-t-il eu
Plus de nés encore vivants ? ou bien …

TÊTE DE MORT : DÉTRIPLEMENT DE LA MORT

La Mort triplée

RIEN
DIEU
CROIX

DIEU DE TROP
LÀ, MORDS-MOI !

C’EST QUI ?
C’EST LUI ?
C’EST MOI

RIEN, DIEU, CROIX
DIEU DE TROP…

La Mort triplée imite les mourants

PLUS TARD
TROP TÔT
PAS MOI
PAS LUI
NON, NON !
PIN-PON !
J’AURAIS TELLEMENT VOULU…
LE TRÉSOR EST CACH…

La Mort se retrouve seule

RIEN À FER
FER DE FAUX
FAUT S’Y-FAIRE
FER ME TUE
TUE LE TEMPS
TEMPS TASSÉ
C’EST À DIRE
DIRE AMEN
MÈNE À RIEN
RIEN À FER…

RÉPLIQUE FINALE DE LA MORT (terrorisée par le Fantôme)

Brandissant un os court ?
OS SEC, COURT !

Table comptine

rien fois Dieux Dieux
Dieux fois dieux carte
Dieux fois croix scie
Croix fois quarte douce
Carte fois cintre vingt
Cintre fois scie tente
Scie fois dieux douce
Dieux fois Quarte huitre
Carte fois Dieux huitre
Dieux et dieux faux carte
Carte et carte faux huitre
Huitre et huitre faux chaise

J’oublie tout

textes de Léo Larroche pour J’oublie tout

 

 

Endormissement

Il ne pouvait pas s’endormir sans devenir lourd. D’abord, il devait penser à quelque chose. Il négligeait les idées les plus élevées.
Il se comprimait sous le poids d’un souvenir. Lorsque le passé l’avait bien accablé, il se trouvait si plein de remords et de mélancolie qu’il n’avait plus d’autre choix que de sombrer.

Réveil

Pour s’extirper du sommeil, il devait prendre bien soin d’estimer son point de gravité. Allongé dans le noir, il parcourait en pensée les di érents membres de son corps, jugeant les masses respectives de chacun, et déterminait par le calcul l’endroit à partir duquel le réveil pouvait s’e ectuer. Il pouvait alors s’arracher dé nitivement à la pesanteur du sommeil.

Réveil

Le matin le trouvait encombré de tout un tas de choses qu’il avait traversées pendant la nuit. Pour s’en débarrasser, voici ce qu’il fai- sait. Il se déguisait en grippe-sous, en avare de Molière, assis sur des sacs de trésors. Il ressentait alors l’angoisse du thésauriseur, l’agitation inquiète du pingre, tout ce qui empêche les très riches de dormir sur leurs deux oreilles. Bientôt, il n’en pouvait plus, sautait de son lit et courait véri er l’état de son compte en banque.

Endormissement

Le sommeil lui venait difficilement. Dès qu’il fermait les yeux, une lumière très blanche l’éblouissait, comme si la face interne de ses paupières s’étaient soudain mises à brûler. Ses nuits étaient irrémédiablement blanches. Il ne trouvait le repos que dans un demi sommeil. Un soir, rompu de fatigue, il trouva le courage de garder quelques instants les yeux clos. La douleur était cruelle. Il imagina alors ceci : du bord inférieur de sa vision, il t partir un peu de noir, une ne ligne sombre sur laquelle il porta ce qui lui restait d’attention. Puis il tâcha de faire remonter l’obscurité. La lumière perdait peu à peu du terrain, même si elle en regagnait parfois en projetant un rayon dans le noir. Mais la clarté reculait, et bientôt il s’aperçut qu’il ne restait plus qu’un petit point blanc dans le coin supérieur droit de sa paupière. Comme s’il sou ait sur une poussière, il recouvrit la dernière trace de lumière, et s’endormit.

Réveil

Ni coq ni cloches à son réveil, il avait sa manière bien à lui de s’extraire du sommeil. A mesure que la lumière montait dans sa chambre, il repliait son drap par tranches, en éventail. La découverte du lit correspondait peu ou prou à la levée du jour. Mis à nu, il basculait hors de sa couche.

Pour lui, s’endormir était bien souvent une question d’échelle. Supposons qu’étendu, il fasse un bon mètre soixante-dix. C’est d’ail- leurs au lit, allongé sur le dos, qu’on peut dire que chacun retrouve proprement sa taille ; pendant la journée, on n’est toujours que de- bout, c’est-à-dire légèrement affaissé, ou bien marchant, c’est-à- dire légèrement penché ; et être assis, ce n’est rien d’autre qu’une diminution volontaire, quoique nécessaire, de notre taille réelle. Encore faut-il pouvoir se figurer ce qu’un bon mètre soixante-dix représente. Tout le monde n’en est pas capable, et lui encore moins. Une fois couché, il sentait que le rapport entre lui et le monde n’était jamais le bon. Il se voyait parfois incroyablement petit, parfois démesurément grand, souvent passant rapidement de l’une à l’autre de ces échelles, débordant la bonne, ne sachant pas s’y arrêter. Et cela pendant un certain temps. Le plaisir de s’imaginer géant sur sa couche ou bien insecte à l’assaut des draps dilatait cependant la du- rée d’ensommeillement. Il cherchait bien souvent sa taille jusqu’au matin.

Endormissement

Certains s’endorment d’un seul coup, comme des brutes.
Lui prenait son temps, car il avait de la méthode.
En posant la tête sur l’oreiller, il se figurait qu’une chose (choisie selon l’humeur, chaque soir différente, aujourd’hui prenons un escargot) s’avançait dans sa direction depuis un point, à l’horizon, de manière extrêmement patiente et considérablement lente. C’était à peine s’il la voyait grossir et se rapprocher de lui. Il imaginait de surcroît qu’à mesure que cette chose progressait dans sa course, le sol se mettait à s’affaisser, le plan au départ droit et ferme s’inclinait, de manière régulière, du côté où se dirigeait la chose. Tout ceci ne se passait pas sans une certaine lenteur, mais avec tout de même assez de conséquence : bientôt la chose disparaissait sous la ligne de fuite et se dérobait complètement à son regard. Cependant, lui savait bien qu’elle continuait son périple, quelque part, dans l’obscurité. Et la savoir ainsi en mouvement là où pourtant il ne la voyait plus le rassurait et l’entraînait dans le sommeil.

Réveil

Sortir de son lit n’était pas une mince a aire. Il plaçait tous ses espoirs chaque matin dans l’avancée régulière d’une bonne idée, celle qui le ferait se lever et affronter le monde. Il fallait que l’idée lui parvienne, à vrai dire il ne la cherchait pas plus qu’un poisson cherche à mordre à l’hameçon. De fait l’idée ne le trouvait pas toujours. Générale- ment, elle apparaissait à l’horizon, petite et mal formée ; il attendait alors patiemment que l’idée fasse son chemin ; mais parfois il s’apercevait qu’elle avait pris une mauvaise direction au départ, et alors c’était chu, elle lui passait à côté ou au dessus ou en dessous, bref continuait sa route sans l’atteindre. Il ne lui restait plus qu’à gober les mouches dans un demi-réveil.

Endormissement

L’heure du coucher le voyait généralement tiraillé entre deux forces contradictoires. D’un côté, il se sentait comme retenu par l’amoncellement des événements de la journée, qui l’empêchaient de tomber dans le sommeil. De l’autre, il avait l’impression d’avoir été happé à l’intérieur d’un sou e, qui l’étourdissait. Son dos tirait la charge d’un tas de bonnes et mauvaises raisons. Sa tête était prise dans une profonde respiration. Il vacillait d’un côté à l’autre, incapable de trouver l’équilibre, jusqu’au moment où le repos, petite montgolfière inconsciente, l’emportait et le délestait du poids de ses soucis.

Réveil

La même sorte de balancement apparaissait au réveil.
Sortant de sa bulle, il s’accrochait aux choses en cours, se fixait sur l’une d’entre elles, et se trouvait alors pris en tension entre la veille et le repos. Il balançait un peu entre l’une et l’autre, tandis que le sommeil se dégonflait progressivement.

Endormissement

Il avait mis au point une technique imparable pour s’endormir. Il choisissait d’abord un événement de la journée, puis le transformait en image xe. Il était particulièrement soigneux des détails : une main posée sur une table, une fenêtre encadrée, la forme d’un nuage. Il passait ensuite son tableau en revue en s’arrêtant sur chacun des éléments, qu’il découpait et retirait mentalement de l’image, jusqu’à ce que plus rien n’y subsiste. Le décor prenait peu à peu le ton uni de l’arrière-plan. Alors il s’endormait.

La tortue

Je porte ma maison sur le dos. Je transporte ma chambre. Pourtant jamais couchée. Jamais debout non plus. Tandis que toi…

As-tu déjà, à Panama,
goûté mes paupières ? Là-bas on les mange
car elles sont transparentes, tu le savais ?

Ma condition est telle que dormir, je ne sais pas. Assoupie perpétuelle
et même pas ça :
entre les deux,
comme j’avance
je dors et je veille.

Toi !
Veux-tu de ma carapace, en guise de draps ?

Regarde-moi bien.
J’ai le visage bouffi de l’endormi, fripée sur l’oreiller.

Mais je marche comme la nuit,
qui recule comme elle avance,
se lève en même temps qu’elle se couche. Tout à la fois, c’est ça.
Au milieu, entre les deux.

Sur mon dos
le sommeil se durcit en cuirasse

mais mon cou,
pattes tête et queue eux ne dorment jamais.

Tu me trouves
un air de dinosaure ?
Si comme moi
tu ne dormais ni ne veillais, tu vivrais plus longtemps. Pour mieux vieillir marchons à reculons.

Je ne sais pas dormir.
Et pourtant je porte ma chambre.
Je veille.
Je me fatigue.
Jamais de repos.
Dodo ? Rien qu’un oiseau.
Le sommeil s’est arrêté sur ma carapace,
quand je ronfle c’est pour la frime.
Vieillir !
Je te donne un secret :
pour vivre plus longtemps, fais comme l’huître la nuit, marche à reculons.

Conseils aux endormis

Tombez dans la nuit.

Endormez-vous par l’ongle.

Si vous avez un feu :

tricotez la fumée.

Détôlez vos draps.

Remplissez votre oreiller

de beurre frais puis

tournez fromage.

Ni échelles ni échasses.

Aplatissez-vous. Rêvez bref.

Soyez tortue.

Soyez
deux fois tortue.

Dégonflez avant l’aube.

Comptez
vos moutons.

Un mouton

Deux moutons

Trois moutons bleus

Quatre moutons rouges

Cinq moutons peignés

Six moutons éparpillés

Sept moutons réunis

Huit moutons pères de famille

Neuf moutons imposables

Dix moutons orageux

Onze moutons frileux

Douze moutons décorés

Treize moutons généralissimes

Quatorze moutons à peu près

Moutons

un mouton à 3 pattes
à 5 pattes sans pattes noir

gris
roux
poivre et sel
bouclé
frisé
frisotté
tirebouchonné
ébouriffé
laqué
poudré
brossé dans le sens du poil échevelé
hirsute
mal peigné
trépidant
conciliant
distrait
colérique
placide
rafraîchi
orageux
épais
d’été
mamelonné
électronique
innovant
ludique
créatif

actif
responsable capable
réfléchi
pondéré
pas peureux généreux généralissime bon citoyen
père de famille imposable
dur sur le mouton viril
sensible

J’ai fait sauter des moutons

J’ai fait sauter des moutons.
Des puces des grenouilles des sauterelles des marmottes des antilopes.
Puis j’ai fait sauter des enclumes.
J’ai fait sauter des horloges, j’ai fait sauter des pylônes.
J’ai fait sauter ma tante, mon oncle, mes frères et mes sœurs, l’un après l’autre.
J’ai fait sauter le chargé de clientèle.
J’ai fait sauter le conseiller municipal.
J’ai fait sauter l’attaché à la culture. Des gorilles en costumes, j’en ai fait sauter.
J’ai fait sauter César, j’ai fait sauter Auguste, Tibère, Néron, les empereurs et toute leur clique, je les ai fait tous sauter.
J’ai fait sauter Napoléon et son petit chapeau.
J’ai fait sauter Danton et Mirabeau.
J’ai fait sauter le beurre, l’argent du beurre, la crémière, plus haut que son cul.
J’ai fait sauter des moutons.
Des puces des grenouilles des sauterelles des marmottes des antilopes.
Puis j’ai fait sauter des enclumes.
J’ai fait sauter un parachutiste.
J’ai fait sauter une paire de rameurs, montés sur ressorts.
J’ai fait sauter des vierges effarouchées.
J’ai fait sauter des oies sauvages. J’ai fait sauter des petits poissons dorés.
Si je faisais sauter des castors ?
Si je faisais sauter des castrats ?
Je pourrais faire sauter un train postal. Je pourrais faire sauter une station de métro. Je vais faire sauter deux stations de métro.
Je vais faire sauter une ampoule.
Je vais faire sauter une poule, un coq, un âne, toute la basse-cour. Je vais faire sauter un agneau élevé sous sa mère.

Et je pourrais faire sauter des petits légumes. Avec de l’ail.
Je pourrais faire sauter un petit lapin.
Je ferais sauter une cloche.

Je ferais sauter une échelle.
Je ferais sauter un entonnoir.
Si je faisais sauter une page, deux pages, si je faisais sauter des pages ?
Si je faisais sauter à cloche-pieds ?
Si je faisais sauter à pieds joints ? Si je faisais sauter au plafond, au plancher ?
J’ai fait sauter une classe, je ferais sauter l’école.
Je vais faire sauter mon pouce, un doigt.
Je vais faire sauter un poil, tous mes poils.
Je vais faire sauter mes yeux.
Je vais faire sauter mon nez.
Je vais faire sauter ma main, je vais faire sauter les lignes de ma main.
Je vais faire sauter ta main.
Je vais faire sauter tes yeux.
Je vais faire sauter tes cuisses.
Je vais faire sauter ton drôle d’air.
Si je faisais sauter des castors ?
Si je faisais sauter des casuistes ?
Je ferais sauter une cloche, un seau, une échelle.
Je ferais sauter une route, je ferais sauter tous les virages de la route, tous les carrefours, je ferais sauter tous les ponts, tous les péages, je ferais sauter tous les cailloux de la route, je ferais sauter les maisons au bord de la route, je ferais sauter les villes,
les villages, les forêts, les déserts.
Je ferais sauter un œuf.

Dialogues du même entre A et A’

– A qui sont ces jambes ?
– A moi.
– Elles sont là.
– Elles ne peuvent pas être ailleurs puisqu’elles y sont. – C’est tout ce qu’on peut dire.

– Mais ce sont mes jambes. A qui d’autre ? – Si ces jambes pouvaient parler…

– Voilà mon bras. Je m’en rappelle maintenant. Il m’est revenu d’un coup, à croire que je l’avais oublié.
– Et l’autre ?
– Il faudrait vérfier. Il doit être de l’autre côté.

– De quel côté ? Ce n’est pas clair. – Il y a un bras, là.
– C’est peut-être le même.

– La mécanique des doigts, c’est quelque chose.
– On pourrait croire que ça se fait tout seul.
– Bien sûr que ça se fait tout seul. Je n’ai pas besoin d’y penser. – Si je n’y pensais pas, ça ne marcherait pas.
– Ou est-ce que c’est l’inverse ?

– Je ne vois pas mon nez.
– C’est sûr.
– Alors qui me prouve qu’il est bien là ?
– Un œil, quand on ferme l’autre.
– Mais un côté alors seulement. Qui réunit les deux moitiés ?

dialogue du même, en décalé entre A et A’, A’ en avance sur A

– J’avais dans la main une pomme que je regardais avant de la manger.
– La pomme, je l’avais pelée. Puis je l’avais mangée.
– J’essuyais la pomme en la frottant avec ma chemise.

– Je mordais dans la pomme. A pleine dents.
– C’est joli une pomme. Je salive, juste à la regarder.
– Le premier bout que j’avalais, il avait très exactement la forme de ma bouche.
– Je me suis demandé : est-ce que je mords dedans à pleines dents, ou est-ce que je la coupe en morceaux ?
– La deuxième bouchée emportait un bon tiers.
– Une pomme, on la croque ou on la coupe.
– Il en restait un peu moins de la moitié. Apparition d’un premier pépin.
– A quoi bon tergiverser. Je croque. Mais est-ce que je pèle ?
– Maintenant, je pouvais y aller plus tranquillement, en tournant autour avec les dents.
– Je pelais, le pouce appuyé sur la sphère, le couteau qui tourne et pivote.
– Le voilà, le trognon.
– La voilà, la pomme pelée.

Méthodes d’observation

l’Endormi et son Double mettent en place quelque chose pour enregistrer les réveils et les endormissements

L’Endormi dirige un télescope vers son lit. Il se couche. Son double entre et regarde à travers la lunette.

L’Endormi s’approche de son lit. Il pose une enclume sur sa table de chevet. Il pose un miroir sur son autre table de chevet. Il pose un pylône sur son autre table de chevet. Branchons maintenant tout son attirail. L’Endormi effectue les réglages nécessaires. Il peut se mettre au lit. Chaque élément, relié à la couche, se mettra en marche à son tour.

L’Endormi s’est couché. Le Double place à côté de son lit une ma- chine à recouvrement. Par exemple : en se couchant, l’Endormi pense à une phrase : la slikke est la zone du littoral quotidiennement recouverte par les marées. Elle s’écrit une première fois. La même phrase s’écrit ensuite, sur la même ligne que la première mais légèrement décalée vers la droite. Une troisième phrase vient s’ajouter, démarrant à nouveau un peu plus à droite que la seconde. Puis une quatrième, puis une cinquième. Cela continue jusqu’au recouvre- ment complet de la phrase.

Le Double place à côté du lit de l’Endormi un dispositif effondrement progressif. Avant d’être effondrée, il faut bien qu’une chose s’effondre. Cela peut prendre un certain temps qui varie suivant le moteur utilisé : le feu consume, l’eau creuse, l’air oxyde. Un tabouret de métal, dont l’un des pieds, jusqu’à la moitié de sa hauteur environ, est en bois, s’effondrera rapidement si on lui accole une mèche enflammée. Une pierre que l’on frappe violemment avec une plume demande davantage de patience. Tout dépend du matériau, de l’ou- til et de la durée qui entrent en jeu.

Le Double place à côté du lit de l’Endormi un producteur de catastrophe. Les catastrophes sont de diverses natures, mais elles ont pour point commun qu’elles se préparent. Les catastrophes travaillent toujours sous le plancher ou dans les combles. Il existe par exemple un instrument qui permet la catastrophe sous deux formes, l’explosion ou la combustion, et dont le chant nous prévient de l’imminence de l’accident.

Le Double place à côté du lit de l’Endormi quelque chose qui tombe. Tout chute : voilà au moins une certitude sur laquelle notre esprit s’appuie. Il existe cependant des éléments qu’on estime moins sou- mis à cette loi générale. On ne s’attend pas à ce qu’une plage dégringole. On présume moins de la chute d’un crin. On espère d’une rame de métro qu’elle dispose d’une stabilité particulière. Et pourtant, ce n’est qu’une question de temps : si les feuilles tombent, pourquoi pas un éléphant ? Le Double choisit donc un élément qui, au cours de sa chute, va permettre à l’Endormi de se réveiller.

Le Double exhorte l’Endormi à se réveiller

Allons-y, commence d’abord par incliner les orteils. Tu devrais voir remonter le pied jusqu’au tibia, sur lequel il devrait normalement se superposer. Place ensuite ton genou près de ton oreille. Étire le coude jusqu’à la cuisse. Lance tes poignets dans le vide, ils retrouveront bien leur place. Déplie un à un les tendons à l’intérieur de l’épaule. Écarte lentement les arêtes du nez. Ramasse les poumons. Sou e par la nuque. Il ne faudrait pas oublier de respirer. Maintenant, tu peux te lever : c’est parti, debout, du nerf, lève-toi, hors du lit je te dis, su t de traîner, mets-toi sur tes pieds, rejette-moi ces draps, c’est l’heure, lève-toi vite, sors de là, remue-toi un peu, mais réveille-toi bon sang, ne fais pas non plus semblant de dormir, ouvre les yeux, relève la tête, redresse le dos, appuie-toi sur tes jambes, pose un pied sur le sol, non, ne baille pas, ne te recouche pas, ne te rendors pas, tu m’entends ?

Techniques de réveil et d’endormissement

Pour lui, s’endormir était bien souvent une question d’échelle. Supposons qu’étendu, il fasse un bon mètre soixante-dix. C’est d’ailleurs au lit, allongé sur le dos, qu’on peut dire que chacun retrouve proprement sa taille ; pendant la journée, on n’est toujours que debout, c’est-à-dire légèrement a aissé, ou bien marchant, c’est- à-dire légèrement penché ; et être assis, ce n’est rien d’autre qu’une diminution volontaire, quoique nécessaire, de notre taille réelle. Encore faut-il pouvoir se figurer ce qu’un bon mètre soixante-dix représente. Tout le monde n’en est pas capable, et lui encore moins. Une fois couché, il sentait que le rapport entre lui et le monde n’était jamais le bon. Il se voyait parfois incroyablement petit, parfois démesurément grand, souvent passant

rapidement de l’une à l’autre de ces échelles, débordant la bonne, ne sachant pas s’y arrêter. Et cela pendant un certain temps. Le plaisir de s’imaginer géant sur sa couche ou bien insecte à l’assaut des draps dilatait cependant la durée d’ensommeillement.

Il cherchait bien souvent sa taille jusqu’au matin.

Point de vue du pied :

Je suis bien posé. Je suis détendu. Je vais me mettre en tension, je vais me plier, ça va partir d’un coup, je vais décoller, quitter le sol carrément, vous allez voir, je n’ai pas l’air comme ça parce que je suis tranquille, je suis au repos, mais je vais prendre appui et je vais bondir, souplement mais fermement, rapidement, comme un enchaînement d’actions inéluctable et irréversible, dans un petit instant, vous êtes prêts ? attention, c’est parti.

Voix o intérieure au passé

J’avais pris l’habitude de faire de longues promenades, chaque soir, après dîner. Je traversais d’abord le parc, juste avant la fermeture. J’empruntais une rue étroite, peu éclairée, qui montait en pente douce : au bout de la rue, une église me servait de point de fuite.

Je passais devant l’école, puis devant l’église. Les cloches sonnaient l’heure. Au septième coup les lampadaires s’allumaient, au huitième un feu passait au vert. Au neuvième je tournais à droite en direction des boulevards. Un ancien aqueduc était suspendu au milieu des immeubles, mais plus aucun cours d’eau ne l’empruntait depuis longtemps. Je dépassais les carrefours, je traversais les places, je longeais les voies de chemin de fer, je contournais les gares et les hôpitaux, je marchais jusqu’à ce que la nuit ait enveloppée la ville et que le silence de la circulation et des activités quotidiennes ait envahi les rues.

Quand je rentrais chez moi, je montais à pied. L’ascenseur faisait trop de bruit. Pour gravir les étages, voici ce que je faisais. Chaque palier était une partie d’un tout fractionné en six. Au premier, je me disais : j’ai fait 1/6e. 2/6e au second. 2/6e je le transformais en 1/3e, parce qu’il faut simplifier quand on peut, au troisième de 3/6e je passais à 1/2, puis 4/6e que je transformais en 2/3e, en n 5/6e, qui m’avait toujours paru spécial, parce qu’il résistait à la réduction, il se su sait à lui-même, il marchait tout entier. Généralement je m’arrêtais un peu au cinquième, pour apprécier la particularité de l’étage. La montée passait très vite, à faire tous ces calculs, sans s’en apercevoir on était déjà arrivé.

La porte de mon appartement ouvrait mal. Il fallait d’abord tirer la poignée, la pousser vers la gauche, puis la faire tourner. Ensuite il fallait y aller à l’épaule. On l’appuyait contre le panneau, ce qui dégageait le haut de la porte. Ensuite, du genou calé au dessous de la serrure, on délivrait le seuil. Un espace étroit s’était ouvert entre la porte et le chambranle, mais mince, trop mince pour moi.

Je devais encore pousser des deux mains. Au bout de quelques minutes d’effort, j’arrivais à passer le pied, la jambe, la taille, pour me glisser en n à l’intérieur.

La configuration de mon appartement rendait les mouvements très difficiles. On s’y déplaçait mal, et à certains endroits, on ne s’y déplaçait pas du tout. Un mur semblait toujours se dresser devant votre nez. Les couloirs se resserraient, le plafond s’abaissait. Une bibliothèque vous attrapait le coude au passage. Se retourner, c’était se cogner. J’avançais à tâtons dans l’entrée, j’allumais une première lumière, puis une seconde, puis une troisième, mais il y avait tant de coins et de recoins, il faisait toujours aussi noir.

Voix intérieure au présent

Un petit morceau de mon esprit me gratte. Je me retiens de le toucher, car ce qui se passe alors, je le sais bien. Je tache de ne pas lui prêter attention. L’oublier, ça vaut mieux pour la suite. Ce n’est rien qu’un tout petit bout d’esprit, une mince bande de pensée, un ridicule fragment de raison tout sec, pas de quoi s’irriter pour si peu. Peut-être qu’en grattant autour, il me laissera tranquille. Juste au bord, sur les côtés, là où c’est bien frais et propre. Peine perdue, à croire qu’il n’attendait que ça, voilà qu’il s’enflamme. Impossible de résister plus longtemps, je l’attaque, je râpe, je frotte, comme ça fait du bien, comme ça soulage. La mince bande de pensée s’échauffe et rougit. La voilà à vif. Je sou e dessus. Elle palpite comme un petit oiseau blessé. Je la panse, je la baigne d’un drap humide. Je n’aurais pas dû gratter, je sais bien, je n’aurais pas dû y toucher, car dans quelques heures ça reprendra, une démangeaison d’abord, puis le feu, la fureur de cette mince bande de pensée qui ne me laisse ni trêve ni repos.

Une parole qui s’endort

Je ne dors pas :
le vent sonne
le trombone coulisse le rideau tombe
la nuit avance
la tortue s’enfuit

Je ne dors pas :
la tortue avance
le vent s’enfuit
le trombone sonne le rideau coulisse la nuit tombe

la porte claque

Je ne dors pas :
la porte tombe
la tortue claque
le vent avance
le trombone s’enfuit le rideau sonne

la nuit coulisse
le moustique me mord

Je ne dors pas :
le moustique coulisse la porte me mord
la tortue tombe
le vent claque
le trombone avance le rideau s’enfuit

la nuit sonne
le téléphone me réveille

Je ne dors pas :
le téléphone sonne
le moustique me réveille la porte coulisse
la tortue me mord
le vent tombe
le trombone claque
le rideau avance
la nuit s’enfuit

Dialogues

– Qu’est-ce que tu veux dire, une vie-crayon ?
– Entre les mois de février et d’avril de l’année dernière, j’ai vécu une vie-crayon. Ce qui ne signifie pas que j’ai vécu la vie d’un crayon. Mais que j’ai rapporté les durées de mon existence à celles d’un crayon à papier.
– Il faudrait que tu puisses me donner un exemple si tu veux que je te comprenne.
– Quoi que je fisse, par exemple me rendre à mon travail, je considérais l’énergie qu’il me fallait produire pour effectuer le trajet et comparais à la quantité de mine dépensée par le crayon sur une distance équivalente.
– Tu n’as pas dû aller bien loin. Un crayon, au bout de quelques mètres, ça s’épuise.
– Ça dépend.
– Ça dépend de quoi ?
– D’abord de la force que tu imprimes à chacun de tes pas, ou, en l’occurrence, de la pression exercée sur le crayon. Plus tu appuies, plus tu uses.
– Je comprends. Est-ce que la taille de la mine entre également en considération ?
– Bien sûr. Plus tu tailles, moins tu consommes.
– Et ensuite ?
– Ensuite, j’ai vécu une vie-ampoule. Puis une vie-mouchoir. Je me dirige vers une vie-tombe.

– Qu’est-ce que tu veux dire, je mange comme l’éléphant ?
– Tu manges comme l’éléphant. Quel besoin tu as d’agiter les oreilles dès que tu croques un morceau de pain ?
– Toi, toi tu cours comme le plomb.
– Comme le plomb ?
– Comme le plomb. Oui monsieur.

– Au moins, moi, je ne respire pas comme la radio.
– Je préfère respirer comme la radio que parler comme une salle de bains.
– Mais quelle mauvaise foi ! Va te coucher, tu dors comme une mouche ! Et pas des plus propres !
– Tu te mouches comme une mouche. Tu regardes comme un cintre. Tu transpires comme une enclume. Fin des comparaisons.

– A qui sont ces jambes ?
– A moi.
– Elles sont là.
– Elles ne peuvent pas être ailleurs puisqu’elles y sont. – C’est tout ce qu’on peut dire.

– Mais ce sont mes jambes. A qui d’autre ? – Si ces jambes pouvaient parler…

– Voilà mon bras. Je m’en rappelle maintenant. Il m’est revenu d’un coup, à croire que je l’avais oublié.
– Et l’autre ?
– Il faudrait vérifier. Il doit être de l’autre côté.

– De quel côté ? Ce n’est pas clair. – Il y a un bras, là.
– C’est peut-être le même.

– La mécanique des doigts, c’est quelque chose.
– On pourrait croire que ça se fait tout seul.
– Bien sûr que ça se fait tout seul. Je n’ai pas besoin d’y penser. – Si je n’y pensais pas, ça ne marcherait pas.
– Ou est-ce que c’est l’inverse ?

– Je ne vois pas mon nez.
– C’est sûr.
– Alors qui me prouve qu’il est bien là ?
– Un œil, quand on ferme l’autre.
– Mais un côté alors seulement. Qui réunit les deux moitiés ?

– J’avais dans la main une pomme que je regardais avant de la manger.
– La pomme, je l’avais pelée. Puis je l’avais mangée.
– J’essuyais la pomme en la frottant avec ma chemise.

– Je mordais dans la pomme. A pleine dents.
– C’est joli une pomme. Je salive, juste à la regarder.
– Le premier bout que j’avalais, il avait très exactement la forme de ma bouche.
– Je me suis demandé : est-ce que je mords dedans à pleines dents, ou est-ce que je la coupe en morceaux ?
– La deuxième bouchée emportait un bon tiers.
– Une pomme, on la croque ou on la coupe.
– Il en restait un peu moins de la moitié. Apparition d’un premier pépin.
– A quoi bon tergiverser. Je croque. Mais est-ce que je pèle ?
– Maintenant, je pouvais y aller plus tranquillement, en tournant autour avec les dents.
– Je pelais, le pouce appuyé sur la sphère, le couteau qui tourne et pivote.
– Le voilà, le trognon.
– La voilà, la pomme pelée.

Tremblez, machines !

textes de Léo Larroche pour Tremblez, machines !

à table

Sur la table encombrée des restes du repas, l’uniforme gris de la toile cirée me paraît d’un coup d’un triste, mais d’un triste, que d’un grand geste du bras j’envoie tout valdinguer par terre, puis j’y dessine un monarque. Ça va déjà mieux. A la pointe du pinceau j’ajoute la tête noire d’une aiguille, par souci de vérité. On croirait le papillon piqué là depuis toujours. Il faut décider quoi faire maintenant. Réitérer le motif orange sur toute la surface, ou bien changer de couleur, un bleu de Guyane par exemple ? Dans le coin supérieur droit je représente un œuf (blanc cassé) puis une chenille (vert émeraude) et une chrysalide (gris argent), la transformation complète aura des vertus pédagogiques. Du cocon je fais partir un léger l de soie transparente, qui vient s’enrouler autour d’une quenouille. C’est le point de départ d’une scène champêtre : une jeune fileuse assise sur un tabouret, sous une fenêtre ouvrant sur la campagne mouillée. Le duvet rose des bras me donne un peu de travail, et je ne suis pas très satisfait du motif écossais du tablier, mais la tache pourpre de son bonnet de coton est du plus bel e et. A ses pieds, je fais passer un petite souris, à peine plus grise que le fond. Elle se dirige vers un petit cube de fromage, il restait un bout de gruyère. Autour je met des morceaux de sucre, une cigarette écrasée dans un pot de yaourt, une tasse de café vue du dessus, avec au fond un peu de marc de café que je peins avec le vrai. Tout le côté gauche de la table gure les divers éléments composant un déjeuner ordinaire, ce qui m’évitera, à l’avenir, de poser mon

assiette n’importe où. Il faut s’appliquer sur les ombres pour rendre le relief et distinguer les objets les uns des autres. Au milieu trône l’ananas, roi des fruits. Coiffé de feuilles, il attire un essaim de guêpes zébrées de noir.

Ce qui manque, c’est un peu de gaieté, de joie de vivre, alors j’utilise le reste de jaune en aplat et j’y colle deux danseurs de fandango.

Je monte sur une chaise pour contempler l’ensemble. D’en haut, une sorte de carte s’étend d’un bout à l’autre de la table, un planisphère schématique mais néanmoins reconnaissable, avec l’ananas pour l’Afrique, le monarque pour l’Europe, la jeune lle en Amérique du Sud et sa quenouille au Nord. Quant au l de soie, c’est l’isthme, le canal, Panama ! Il s’agit maintenant d’être rigoureux. En pointillés j’inscris le trajet transatlantique qui relie mon nom, minuscule italique, à PANAMA, capitale, puis sur ma lancée je trace l’ensemble des lignes aériennes, les couloirs de navigation maritime, les réseaux ferroviaires, intérieurs et transfrontaliers, les voies fluviales lorsqu’elles sont identifiables, auxquels j’ajoute les routes principales, les ouvrages d’art remarquables

étude de couleurs

Cinq petits petits pots brillent sur le pupitre. Remplis de peinture, il épousent la forme du doigt. D’abord du pouce, pointé vers le sol, comme on met à mort, trempe dans le rouge. Puis l’auriculaire, levé en l’air, prenant le thé à l’anglaise, trempe dans le bleu. L’index, à l’horizontale, montrant la lune, trempe dans le jaune. Le majeur, fièrement dressé, insulte à l’envers, trempe dans le vert. L’annulaire, plié sur la phalange, ce n’est pas facile à faire, trempe dans un gris très clair.

Surgissent les deux autres mains plongées jusqu’au poignet pour l’une, la gauche, dans le noir, pour l’autre, la droite, dans le blanc. Les quatre mains se lèvent et saluent. Attention !

On plaque d’abord un accord grave en sol, dépôt du rouge et du jaune. Puis on remonte sur le si, dépôt du bleu et du vert. La basse est un rouge adouci vers le rose. Le jaune se mêle au vert dans les aigus et c’est un bleu plus tendre que celui du petit doigt. Trilles rapides sur l’orange, le rose, le mauve. Les mains en noir et blanc se rapprochent, elles aimeraient bien faire du gris. Pendant ce temps les dix de la mélodie ont plongé à nouveau dans la couleur.

C’est tout ? Ça ne valait pas tant la peine de se salir.

Piano précipité

Puisqu’en la matière, il n’y a pas de demi-mesure, il n’est pas impossible de se donner corps et âme à la pratique de son instrument. Deux individus s’approchent. Le premier attrape le second par le col, et le précipite dans le piano. Le second joue du coude dans les cordes, se relève et s’époussette. Tenant fermement le premier par les chevilles, il le fait exécuter une sonate avec les dents. Les quenottes virevoltent sur les touches, en paires de molaires. Le nez n’est pas en reste : de gauche à droite, il balaie toute la gamme, avantage de sa souplesse relative. Après quelques mouvements lents, le premier a besoin de se moucher. Le second prend la suite. Il plaque quelques accords du genou, puis, en poirier sur le clavier, exécute le fameux concerto en ut majeur que Mozart, dit-on, com- posa en l’honneur de l’acrobate Bertoldi. Le premier l’accompagne en battant des cils. Pour finir, ils se décrochent les orteils, se déracinent les jambes et se dévissent les poignets, jettent le tout dans le corps de l’instrument, placent leur tête sur le bord du pupitre puis rabattent le couvercle.

Peindre à l’œil

Face à face, on peut se regarder dans le blanc des yeux. Donc je m’assois et j’aligne mon visage sur le tien en réglant la mire du regard. Entre nous est disposé le nécessaire : une simple palette, une aiguille, deux pinceaux. Le poil doit être n mais plat, sinon la pointe risque de blesser. Au besoin il su t de le mouiller des lèvres. Nous patientons un peu le temps que l’horloge sonne l’heure. Tu clignes une fois, puis deux, tu es prêt ? Je commence avec le noir de la pupille. En partant du coin de l’œil droit je trace une ligne qui s’en va vers l’oreille et s’y accroche. La même chose à gauche. Un trait plus large encadre le bord des yeux, avec un petit pont sur l’arête du nez. Je saisis l’aiguille et je te pique le dos de la main, tu serres les dents, ton regard se voile, je trempe le pinceau au point lacrymal et je le frotte énergiquement sur l’un des sourcils, pour faire partir le noir. Je passe tes pommettes au papier de verre, pour avoir du rouge. Je prends un peu de vert dans ton iris. Il est sombre, je l’adoucis avec du blanc. Sur la joue je dessine un poireau, avec toutes les nuances du vert. Pendant ce temps, tu peins sur mon visage le masque d’un cachalot, comment sais-tu qu’il y est ?

Exercice

Côte à côte, l’un pose alternativement sur l’autre la tête sur une épaule. Tu commences. On dirait que tu veux me dire quelque chose avec ton oreille. C’est à moi. J’écoute les bruits qui traversent ton omoplate. À ton tour. Un crâne pèse moins qu’un fémur. Je prends la main. Ça gratte, a-t-on déjà vu une fourmilière s’installer dans un cou ? Après toi. S’ils descendaient plus loin sur ta nuque, on pourrait dire de tes cheveux qu’ils sont un vestige de crinière. Mon tour. Formidable, ce shampoing à la sueur de toréro. Je t’en prie. Tu t’es trompé d’épaule. J’y vais. Il n’y a pas plus doux, pour s’y coucher, qu’un oreiller rempli d’os. S’il te plaît. Ce n’est pas la peine de prendre cet air ennuyé. Je poursuis. Au bout d’une seconde je m’endors et je ronfle, tu hausses l’épaule et tu me réveilles.

Louchons, louchons

J’ai la fâcheuse habitude de dévisager les gens. La figure d’abord tremblote puis devient floue, les traits s’étirent et s’affaiblissent, si bien qu’on ne sait plus où se trouve le nez, on confond bouche et sourcils, le menton fuit, les épaules se dérobent, le ventre se découd et les jambes s’effondrent. Les silhouettes les plus solides se ratatinent sous mes yeux jusqu’à n’être plus que des traversins creux. Quand c’est une pauvre petite vieille que je scrute, pouf ! en quelques secondes elle s’évanouit purement et simplement. C’est pourquoi je m’efforce de regarder de travers tous ceux qui croisent mon chemin. Ce n’est pas bon pour les a aires. Ou bien je louche, et ce n’est pas mieux, au lieu d’un ils sont deux à se tenir devant moi, l’espace qui les sépare se rétrécit à vue d’œil, bientôt ils se rejoignent et il faut recommencer, j’attrape d’affreux maux de tête. Le plus sûr reste encore de garder la tête baissée. Il faut croire qu’il y a dans le visage quelque chose qui m’échappe. Si l’on pouvait en découper les contours au ciseau, on pourrait retenir l’une ou l’autre de ces expressions impénétrables. Mais la face n’est pas une feuille de chêne que l’on conserve entre les pages d’un herbier. Au mieux, on garde une oreille, basta. Fi du reste. Donnez-moi les yeux d’un chien, le sourire d’un cachalot, et j’en ferai quelque chose.

Décollage

Ma main était là. J’avais les doigts posés calmement sur le clavier. Tout était en ordre. Alors j’ai vu mon pouce se mettre à décrire un arc de cercle, comme l’aiguille d’une horloge, sans que je puisse rien y faire. Il a continué comme ça tranquillement, et quand il a atteint la perpendiculaire des autres doigts, il s’est arrêté. Après il a commencé à trembler, depuis la base jusqu’à l’ongle, et il s’est mis à vibrer, on aurait dit une mouche électrique. J’ai entendu comme un décompte : 5 4 3 2 1, et ensuite, une légère explosion au niveau de la première jointure, un petit jet de fumée blanche, et mon pouce a décollé.

Croatioupipiscuisi

Marc Décimo

 

Plumes et traduction
(Ambiance de cabinet de curiosités et de laboratoire expérimental.)

Pierre Samuel du Pont de Nemours a publié en 1807, parmi une bibliographie assez consistante, un ouvrage très étonnant : Quelques mémoires sur différents sujets : la plupart d’histoire naturelle, ou de physique générale et particulière.
Là, tout particulièrement, il s’intéresse à la sociabilité des animaux, celle du loup, du renard, du chien sauvage, des fourmis, des oies, des canards, des moineaux, des vaches, des hirondelles, des éléphants, des chats, des castors, des araignées, des écureuils, des chardonnerets, des linottes, des fauvettes, des pinçons, des serins, des alouettes, des poules, des phoques, des guêpes… et donc aussi, évidemment, il s’intéresse, quand faire se peut, à leur langage. Mais, pour lui, faire se peut. Loups, renards, chiens sauvages, fourmis, oies, canards, moineaux, vaches, hirondelles, éléphants, chats, castors, araignées, écureuils, chardonnerets, linottes, fauvettes, pinçons, serins, alouettes, poules, phoques, guêpes, tout ça est, comme on l’a dit, des tuyaux plus ou moins ornés.
Pierre Samuel du Pont de Nemours déplore cependant que ses contemporains ne s’approchent pas assez des espèces pour s’initier dans leur langue ; et que nous n’ayons pas « l’oreille assez fine pour y parvenir ». Cette difficulté posée ne l’empêche pourtant pas d’établir que « les araignées emploient deux voyelles et deux consonnes, puisqu’elles prononcent les mots tak et tok. » [« a » et « o » ; « t » et « k ».] Il s’en est donc approché d’assez près. Il ne parvient toutefois pas à élucider le sens de ces mots tak et tok, ce qui, il faut bien l’avouer encourage la spéculation. Et tak et tok, dit l’araignée à la proie qu’elle saisit. Mais tak et tok servent à l’araignée de tout langage comme à « haha » à Bosse-de-Nage.
Poursuivons.
« Nous n’avons pas l’oreille assez fine pour savoir si les fourmis ont un langage oral. […] Je les ai vues, à bruit imprévu, donner en s’arrêtant, ou en fuyant, des signes d’audition ; mais il ne serait pas impossible que la seule commotion de l’air eût produit ces effets de la crainte, sans qu’il y eût pour cela une audition réelle. » Pierre Samuel du Pont de Nemours considère enfin que les fourmis ont un « langage par attouchements » qui s’effectue par leurs antennes. Il n’hésite pas à qualifier du coup ce langage de « langage maçonnique », par référence aux francs-maçons qui sont connus pour se reconnaître par certains gestes et travailler pour le bien de la fourmilière humaine.
Pierre Samuel du Pont de Nemours paraît avoir aussi été très marqué par une observation menée par Charles-Georges le Roi, lieutenant des chasses à Versailles, parce que Charles-Georges le Roi a établi que les pies ont un rudiment d’arithmétique et qu’elles savent compter jusqu’à cinq. Pour en faire la démonstration, il s’y est pris de la façon suivante. Au pied d’un arbre portant un nid de pie, il a établi une cabane de feuillage et il y a fait entrer un chasseur.
À l’arrivée du chasseur, la pie a précipitamment quitté l’arbre et elle n’y est pas revenue tant que le chasseur n’est pas sorti.
Ensuite, Charles-Georges le Roi, lieutenant des chasses à Versailles, a envoyé là deux chasseurs.
La pie les a comptés à leur entrée et à leur sortie, et elle ne s’est hasardée au retour qu’après leur départ.
Elle a en fait autant de trois, puis de quatre chasseurs.
Mais lorsqu’il y a eu cinq chasseurs, la force de sa tête pour additionner et pour soustraire était épuisée. Elle est restée éloignée jusqu’à la sortie du quatrième chasseur et, n’ayant pas l’idée nette du nombre cinq, – n’ayant pu le noter sur les doigts de sa patte –, elle est rentrée chez elle sans attendre que le cinquième chasseur soit sorti. [La pie a quatre doigts à la patte.]
« –Tel est l’état de cette science chez les pies ordinaires », a conclu Pierre Samuel du Pont de Nemours. « Mais, a-t-il repris, il ne serait pas impossible cependant qu’une pie d’élite, douée d’une attention plus profonde, et d’une pensée plus constante, parvint à compter sur ses deux pattes jusqu’à huit ; qu’elle se fit une arithmétique octogésimale, comme nous avons nous une arithmétique décimale et qu’elle l’apprit par la suite à son mâle et à ses enfants…
*
* *

Sur le langage du chat et du chien. Etude comparative.
Pierre Samuel du Pont de Nemours a le mérite de trancher un débat controversé, à savoir qui du chien ou du chat est le plus intelligent.
« Le chat aurait naturellement plus d’esprit que le chien, parce que ses griffes et le pouvoir qu’elles lui donnent de monter sur les arbres, sont pour lui une source d’expériences et d’idées dont le chien est privé. Le chat a en outre l’avantage d’une langue on trouve les mêmes voyelles que prononce le chien, et de plus six consonnes : l’m, l’n, le g, l’r, le v et l’f. Il en résulte pour lui un plus grand nombre de mots. »
« Le chien n’est pas tout à faut dénué du g ni de l’r. Mais il n’en fait usage seulement que dans la colère ; au lieu qu’elles sont pour le chat aussi habituelles que les quatre autres, et toutes six dans son langage journalier. »

(Digression. Grrrrrrrrrrrrrrrr. Rrrrrrrrrrrrrrr. Un érudit, Le Quen d’Entremeuse a longuement démontré ce que la langue française devait à la langue des chiens dans la colère et à la lettre canine « R ». Par exemple, il est évident que les mots « grrrrrrrrrrondements » et « tonnerrrrrrrrre », etc., entretiennent un lien canin. Accessoirement on peut remarquer que Le Quen, tout comme Queneau, dit en ancien français, le chien.)

Deux causes, prétend Pierre Samuel du Pont de Nemours, sont à l’origine de ces stades différents de l’évolution entre le chien et le chat. Le chat bénéficie d’une meilleure organisation des pattes, ce qui lui confère une plus grande étendue du langage oral. Le chat isolé a donc plus de ruse et d’habileté dans son métier de chasseur que n’en a le chien isolé.
Mais le chat est querelleur et peu sociable, ce qui est le cas, on le remarquera, de tous les animaux rétrogriffes. Le chat est sujet à des moments d’ivresse, ou à des moments d’une fureur qui tient de la démence.
Sur le langage des corbeaux.
Les corbeaux (les corbeaux très communs) ont coûté deux hivers à Pierre Samuel du Pont de Nemours, et grand froid aux pieds et aux mains. Plutôt que d’entendre un cri assez vilain dans leur langage, Pierre Samuel du Pont de Nemours préconise d’y discerner un dialogue. Plutôt que d’étudier la nature empaillée ou de la disséquer comme le font la plupart de ses contemporains intéressés de ces études-là (il vivait au XVIIIe siècle), Pierre Samuel du Pont de Nemours préconise de la préférer vivante et il invite à se rendre sur le terrain. « Je voudrais vivre avec eux [les corbeaux] aux champs, m’y éclairer de leurs lumières, et les mener aussi quelquefois loin du village dans un sauvage réduit, bien immobiles, bien silencieux, l’œil au guet, l’oreille attentive, un crayon et un petit livre blanc à la main, les corbeaux, ni les autres animaux n’ont peur des livres. » Et Pierre Samuel du Pont de Nemours de faire ce qu’il dit. Il note leurs remarques sous leur auguste et correcte dictée. Il lui paraît que les corbeaux apprendraient beaucoup de mots du dictionnaire de plusieurs espèces (le corbeau fait donc des emprunts linguistiques, nous aussi ! Ne doit-on pas le mot « pizza » aux Italiens, « igloo » et « anorak » aux Eskimos, « toubib » et « bled » à l’arabe, etc.). « C’est un travail long que de les écouter. Les corbeaux m’ont coûté deux hivers, et grand froid aux pieds et aux mains, répète-t-il. – Mais voici ce que j’ai recueilli de leur cri qu’on croit toujours le même, quand on l’écoute rarement et avec distraction. »

Cra, Cré, Cro, Crou, Crouou.
Crass, Cress, Cross, Crouss, Crououss.
Craé, Créa, Croa, Croua, Crouass.
Crao, Créé, Croé, Croué, Crouess.
Craou, Créo, Croo, Crouo, Crouoss.

Ce sont vingt-cinq mots.
Leur analogie est très grammaticale. – Et si nous pensons qu’avec nos dix chiffres arabes, qui sont dix lettres ou dix mots, en les combinant deux à deux, trois à trois, quatre à quatre, on forme et l’on varie à volonté les trois chiffres diplomatiques de cent, de mille, de dix mille caractères ; et que si on les combinait cinq à cinq, on ferait un chiffre de cent mille caractères, on disposerait de beaucoup plus de mots que n’en a aucune langue connue, et on aura moins de peine à comprendre que les corbeaux puissent se communiquer leurs idées. – Au reste, dit Pierre Samuel du Pont de Nemours, je suis loin de penser qu’ils fassent tant de combinaisons, ni même aucune combinaison de leur dictionnaire. Leurs vingt-cinq mots suffisent bien pour exprimer « ici, là, droite, gauche, en avant, halte, pâture, garde à vous, l’homme armé, froid, chaud, partir, je t’aime, moi de même, un nid », et une dizaine d’autres avis qu’ils ont à se donner selon leurs besoins.
Les corbeaux sont donc très raisonnables et très instruits de ce qui les concerne, même si, tout de même, pour Pierre Samuel du Pont de Nemours, la raison et l’instruction de l’homme valent mieux.

Autres.
« Le coq parle la langue de ses poules, et la parle comme elles ; mais de plus qu’elles il se vante en chantant du pouvoir qu’il a de renouveler les preuves de sa tendresse. Il chante sa vaillance et sa gloire.
Le chardonneret, la linotte, la fauvette chantent leurs amours.
Le pinçon chante son amour et son amour-propre.
Le serin son amour et son talent réel.
Le mâle alouette chante un hymne sur les beautés de la nature, et la vigueur avec laquelle il fend les airs et s’élève aux yeux de sa femelle qui l’admire.
L’hirondelle, toute tendresse et toute affection, chante rarement seule ; mais en duo, en trio, en quatuor, en sextuor, en autant de parties qu’il y a de membres dans la famille. Sa gamme n’a que peu d’étendue, et pourtant son petit concert est plein de douceur et de charme.
Le rossignol
Le rossignol a trois chansons.
Celle de l’amour suppliant, d’abord langoureuse, puis mêlée d’accents d’impatience très vifs, qui se terminent par des sons filés, respectueux, qui vont au cœur.
Dans cette chanson la femelle fait sa partie en interrompant le couplet par des non très doux, auxquels succède un oui timide et plein d’expression.
Elle fuit alors : mais se cupit ante videri [mais elle désire être vue la première (Virgile)]. Les deux amants voltigent de branche en branche. Le mâle chante avec éclat très peu de paroles rapides, coupées, suspendues par des poursuites qu’on prendrait pour de la colère : aimable colère ! C’est sa seconde chanson à laquelle la femelle répond en des mots plus courts encore, ami… mon ami……., ah ! mon ami ! Que peut dire de mieux une femelle ?
Enfin l’on travaille au nid. C’est une affaire trop grande, on ne chante plus. Le dialogue continue ; mais il n’est que parlé, et on y distingue à peine le sexe des interlocuteurs.
C’est après la ponte que perché sur une jeune branche toute voisine de celle qui porte sa famille, un peu au-dessus d’elle, battant la mesure par le petit balancement qu’il imprime au rameau, et quelquefois par un léger mouvement des ailes, il amuse ordinairement pendant la nuit, félicite, loue son épouse et ses petits avec toutes les tendresses unies de l’amour conjugal et paternel. »

Le chant du rossignol.
Avant d’en transcrire les sons, il convient d’en préciser les circonstances d’énonciation : « au commencement du monde, ce fut pour consoler sa compagne par les protestations d’un extrême amour, que le premier rossignol composa et chanta cette belle chanson, dont les principales idées et les plus doux sons ayant passé de race en race, nous font à nous-mêmes une impression si vive. »

Tiouou, tiouou, tiouou, tiouou
Shpe tiou tokoua
Tio, tio, tio, tio,
Kououtio, kououtio, kououtio, kououtio,
Tskouo, tskouo, tskouo, tskouo,
Tsii, tssi, tssi, tssi, tssi, tssi, tssi, tssi, tssi, tssi,
Kouorror, tiou. Tskoua, pipiskouisi.
Tso, tso, tso, tso, tso, tso, tso, tso, tso, tso, tso, tso, tsirrhading !
Higuai guai guay guai guai guai guai guai kouior tsio tsiopi.

Tel est « le texte pur de la langue des rossignols ».
Pierre Samuel du Pont de Nemours – membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres (1816-1817), de l’Académie des sciences, arts et belles-lettres de Caen, de la Classe des Sciences morales et politiques (section de Science sociale), 1795-1803, puis membre de la Classe d’Histoire et de Littérature ancienne, 1803-1816 de l’Institut de France –, a « tâché de traduire cette chanson » en français, tout au moins un morceau.
On lui demande évidemment comment on peut apprendre des langues d’animaux et surtout comment il est possible de parvenir à se former de leurs discours une idée qui en approche.
Pierre Samuel du Pont de Nemours répond. Il suffit de les observer soigneusement, patiemment, suffisamment. De telle sorte qu’un jour on remarque que ceux qui profèrent des sons, y attachent eux-mêmes et entre eux une signification ; et que des cris originairement arrachés par des passions, puis recommencés en pareille circonstance, sont, par un mélange de la nature et de l’habitude, devenus l’expression constante des passions qui les ont fait naître.
Telle est la clef.
Lorsque l’on vit familièrement avec des animaux, pour peu que l’on soit susceptible d’attention, il est impossible de ne pas demeurer convaincu de cette vérité.
Une fois ces langues reconnues, comment les apprendre ?
Comme nous apprenons celles des autres peuples, ou même de toute nation étrangère dont nous n’avons pas le dictionnaire, et dont nous ignorons la grammaire. – En écoutant le son, en nous le gravant dans la mémoire, en le reconnaissant lorsqu’il est répété, en le discernant de ceux qui ont avec lui quelques rapports sans être exactement les mêmes, en l’écrivant quand il est constaté, et à l’occasion de chaque son en observant la chose avec laquelle il coïncide, le geste dont il est accompagné.
Il s’agit de se jeter dans le bain linguistique.
Si la langue des oiseaux est relativement simple, c’est que les animaux n’ont que très peu de besoins et de passions. Leurs besoins sont impérieux et leurs passions vives. L’expression est donc assez marquée ; mais les idées sont peu nombreuses ; en résulte un dictionnaire court ; une grammaire plus que simple : – très peu de noms, environ le double d’adjectifs, le verbe presque toujours sous-entendu ; des interjections qui sont en un seul mot des phrases entières : aucune autre partie du discours.
En comparaison de cela, l’homme a des langues très riches, une multitude de manières d’exprimer les nuances de ses idées. Ce n’est donc pas l’homme qui doit être embarrassés pour traduire de l’animal en langue humaine.
Ce qui est plus difficile à comprendre, est que les animaux traduisent nos langues si abondantes dans la leur si pauvre. Ils le font cependant ; sans cela, comment notre chien, notre cheval, nos oiseaux privés obéiraient-ils à notre loi ?
Bien traduire la langue des rossignols exige de se mettre à leur place : « Ce qui nous empêche de comprendre les raisonnements des animaux est la peine que nous avons à nous mettre à leur place : la plupart sont néanmoins des êtres intelligents. […] Quand, revenant ensuite sur nous-même, nous réfléchissons avec des organes semblables, dans des circonstances pareilles, nous pouvons, d’après leurs sensations de la même nature que les nôtres, et leurs conclusions conformes à notre logique, découvrir la chaîne de leurs pensées ; nous pouvons reconnaître la suite de souvenirs, de notions, d’inductions qui mène de leurs perceptions à leurs œuvres.
Alors ce qui paraissait incompréhensible s’explique aisément. »

Du perroquet
Il y a des oiseaux qui chantent sans attacher beaucoup d’importance aux paroles, pour le seul plaisir de produire et de répéter des sons harmonieux, comme le font aujourd’hui plusieurs d’entre nous quand, par exemple, on chante un air en langue anglaise. La confrontation avec les paroles écrites nous laisse alors… perplexe.
C’est là ce qui nous rapproche ici du perroquet, qui cependant, à force de redire nos phrases et de remarquer avec quels gestes et quelles réponses nous les écoutons, parvient à y attacher un sens.
Toutefois, la langue française n’a aucun rapport avec ce caquet.

Pierre Samuel du Pont de Nemours donne une traduction littérale de la berceuse des rossignols. Il a tenté de rendre le rythme en usage chez les rossignols mâles. Il réclame cependant de l’indulgence pour la traduction parce que les paroles – en français – réussissent faiblement à rendre ce qu’en musique on appelle le motif, parce que les paroles – en français – réussissent faiblement à rendre la langue en usage chez les rossignols. Ôter à un rossignol sa musique véritable, c’est lui faire un tort affreux. « Et, plaide Pierre Samuel du Pont de Nemours, si vous étiez des rossignols, j’invoquerais encore bien plus votre indulgence. Vous savez combien la traduction affaiblit l’original. » C’est que de la langue des rossignols à la langue française, à ces énormes distances, il n’est pas aisé d’arriver à comprendre à peu près ce dont il est question, et il faut rester modeste. On comprendra qu’un animal – mettons un rossignol –, même s’il avait autant d’esprit que nous, est d’une espèce si éloignée de la nôtre, qu’il pourrait bien confondre aisément à cette énorme distance et Racine et Corneille. On le lui pardonnerait, d’autant qu’il ne saurait pas plus le français que nous ne savons le rossignol. Toute traduction, donc, réclame définitivement l’indulgence du public. Il faut reconnaître la difficulté de la tâche. Faire passer ce qui se jouer dans la langue des rossignols n’est pas chose si simple, même auprès d’un public averti. On doit imaginer la difficulté à laquelle le traducteur doit faire face. Et puis la qualité de la traduction dépend aussi de qui dicte ces paroles, les uns mieux, les autres plus mal (car il y a rossignols et rossignols). Les rossignols auprès desquels j’ai vécu, il est possible, confie Pierre Samuel du Pont de Nemours, que l’un des deux fut un jeune artiste à côté de son épouse enceinte. Il était attentif aux sons mélodieux du charmant oiseau, sa compagne, et sans doute en écrivait-il la musique et la faisait-il exécuter par le gosier flexible de son amie.
Voici maintenant l’esprit et le fond des paroles de cette chanson, chanson qui, selon la sensibilité de l’âme du chanteur, est sujette à beaucoup de variations.

Tiouou, tiouou, tiouou, tiouou
Shpe tiou tokoua
Tio, tio, tio, tio,
Kououtio, kououtio, kououtio, kououtio,
Tskouo, tskouo, tskouo, tskouo,
Tsii, tssi, tssi, tssi, tssi, tssi, tssi, tssi, tssi, tssi,
Kouorror, tiou. Tskoua, pipiskouisi.
Tso, tso, tso, tso, tso, tso, tso, tso, tso, tso, tso, tso, tsirrhading !

Dors, dors, dors, dors, dors, dors, ma douce amie
Amie, amie,
Si belle et si chérie :
Dors en aimant,
Dors en couvant,
Ma belle amie,
Nos jolis enfants,
Nos jolis, jolis, jolis, jolis, jolis,
Si jolis, si jolis, si jolis,
Petits enfants.
(Un petit silence.)

Mon amie,
Ma belle amie,
À l’amour,
À l’amour ils doivent la vie ;
À tes soins ils devront le jour.
Dors, dors, dors, dors, dors, dors, ma douce amie,
Auprès de toi veille l’amour,
L’amour,
Auprès de toi veille l’amour.

Tsi si si tosi si si si si si si si,
Tsorre, tsorre tsorre tsorrchi ;
Tsatn tsatn tsatn tsatn tsatn tsatn tsatn tsi
Dlo dlo dlo dla dlo dlo dlo dlo dlo :
Kouioo trrrrrrrritzt.
Lu lu lu ly ly ly lî lî lî lî,
Kouio didl li loulyli.
Ha guour guour koui kouio !
Kouio kououi kououi kououi koui koui koui koui, ghi ghi ghi ;
Gholl gholl gholl gholl ghia hududoi.
Koui koui horr ha dia dia dillhi !
Hets hets hets hets hets hets hets hets hets hets hets hets hets hets hets.
Touarrho hostehoi ;
Kouia kouia kouia kouia kouia kouia kouia kouiati ;
Koui koui koui io io io io io io io koui
Lu lyle lolo didi io kouia.
Higuai guai guay guai guai guai guai guai kouior tsio tsiopi.

*
* *

Ceux qui auront pris cet amusement pour une démonstration ne se demanderont plus ce que serait un oiseau sans gosier. Pas plus qu’ils ne se demanderaient ce que serait un oiseau sans pattes et dans l’impossibilité d’atterrir jamais, condamné de voler toujours.
Ceux qui auront pris cette démonstration pour un amusement rentreront plus heureux à la maison, et je leur aurai donné une douce soirée.